vendredi 29 février 2008

La Phalène des collines - Quand la littérature se pose en tiers (1)

L'édition 2000 de Fest'Africa invitait plusieurs écrivains africains à visiter le site-musée de Murambi, au Rwanda. Tous retiendront l'image du corps de Theresa Mukandori, violée par un prêtre, torturée et empalée sur une branche d'arbre. Chez Koulsy Lamko, Theresa, fatiguée du regard obscène des touristes, choisit de se métarmorphoser en phalène. L'incipit met en oeuvre le procédé, en même temps qu'il en inaugure la réflexion, présente tout au long du roman.


"Là-bas s’arrête l’histoire mathématique ; ici commence l’ère du poète : la vocation d’une polyphonie sur des arpèges de cacophonies douloureuses. Cependant, ici, je n’ai qu’un seul droit : celui de la paraphrase de l’histoire"
(Extrait du prologue)

"Moi, je suis désormais une phalène, un énorme papillon de nuit aux couleurs de sol brûlé. Je ne suis née ni d'homme, ni de femme, mais de la dépouille sèche de femme anonyme au milieu d'autres cadavres amoncelés dans une église-musée-site du génocide. Avant le chaos, l'univers entier me connut et m'adula. J'avais vécu dans la chair d'une authentique reine: « Celle du milieu des vies. »

Je m'envole ; un vol gracieux de phalène. Clore le futur sur le pont des transformations... ! Traverser le pont des transformations vers l'étourdissement, le divertissement. Ne plus rien attendre de la tyrannie du temps, cet impitoyable conjoint prompt à imposer la férocité de son inaltérable course et qui modèle insidieusement la glaise, durcit les événements, entraîne vers la vermoulure, l'inéluctable destruction.

Je vole dans le vent brumeux secoué de fines gouttelettes de pluie. Je m'élève vers les hauteurs. Baguenauder, fructifier l'errance d'une vie de phalène. Et que le monde me foute le camp avec ses conventions, ses normes, ses compartiments, ses casiers, ses étagères, ses armoires, ses labyrinthes, ses couloirs, ses polices !

Peur... J'ai peur ! J'ai peur ! Peur du ciel et ses innombrables constellations, son épais silence, son énigme tortueuse, son inaltérable volition qui refuse la bassesse, l'évanescence de sa chair éthérée. Ne pas trop s'élever pour ne pas risquer de se cogner le thorax contre un nuage. Peur de la terre, de sa gloutonnerie, sa perfidie, sa bêtise, sa teigne à la naissance cabossée de ses cornes... Toutes ses vallées et crevasses d'infortune. Ne pas trop descendre ; les forces d'attraction font tourbillonner l'étourdi qui s'aventure en rase-mottes.

L'enivrant vertige du vide me grise. Et je suis la vie entêtée qui exige de vivre parmi la vie qui s'obstine à vivre. Je prédis cependant des apocalypses, le choc infernal des débris du ciel et des lambeaux de la terre dans un bain-marie, si la vanité des hommes refuse de se laisser greffer un coeur un peu plus généreux.

Je vole. Hardiment. "

• Koulsy Lamko, La Phalène des collines, Le Serpent à plumes, coll. "Motifs".

jeudi 28 février 2008

Dans le nu de la vie (1)

Mademoiselle Frog me souffle de préciser ici que les extraits qui suivent ne sont pas à ranger au rayon "Littérature", qu'ils appartiennent au genre du témoignage, cela en dépit de certains aspects indéniablement poétiques. Ce qui se dégage avant tout de l'ouvrage, c'est une pensée de l'événement génocidaire et de ses prolongements, depuis l'expérience des rescapés, 6 ans après que le gouvernement génocidaire, la milice du Hutu Power, les interahamwe, et tous leurs suiveurs aient assassiné plus d'un million de Batutsis en 3 mois.
Dans le nu de la vie, (formule empruntée à l'une des témoins), se présente donc sous la forme d'un recueil de témoignages, chacun accompagné d'une présentation de Jean Hatzfeld et d'un portrait de Depardon. Les traductions du kinyarwanda sont de Sylvie Unubyeyi et Innocent Rwililiza.

Durant les 3 mois de massacres qui sévirent dans la région du Bugesera (d'où sont issus les témoins que rencontre Hatzfeld), de nombreuses familles tutsies tentèrent de se cacher dans les marais boueux d'où, chaque jour jusqu'à la tombée de la nuit, les miliciens venaient les tirer, à coups de machettes et de gourdins.

• Francine Niyitegeka, 25 ans.
"Les orphelins, ce n'est plus la peine de rien leur apprendre du génocide, ils ont vu le pire du réel. Mes deux petits enfants, ils sauront plus tard la nécessaire vérité sur le génocide. Toutefois, je pense qu'un écart de compréhension séparera désormais ceux qui se sont allongés dans les marais, et ceux qui ne l'ont jamais fait ; entre vous et moi par exemple. [...]
Je ne vois pas grand avantage ou désavantage à dire tout ça maintenant. Je le fais dans le doute, parce que trop de gens ne sont plus là pour pouvoir parler à leur place, tandis que le sort m'a prêté l'opportunité de parler à la mienne."

Janvier Munyaneza, 14 ans
"Ces cadavres nous offensaint l'esprit d'une telle façon que, même entre nous, on n'osait pas en parler. Il nous montrait trop crûment comment se terminerait notre vie. J'essaie de dire que leur pourriture rendait notre mort plus barbare. Raison pour laquelle, le matin, notre dernière volotonté était simplement d'atteindre encore une fois la fin de l'après-midi. [...]
Si j'essaie de trouver une réponse à ces hécatombes, si j'essaie de savoir pourquoi nous devions être coupés, mon esprit s'en trouve malmené ; et j'hésite sur tout ce qui m'entoure. Je ne saisirai jamais la pensée des cohabitants hutus. Même celle de ceux qui ne cognaient pas directement mais qui ne disaient rien."

Jean-Baptiste Munyankore, 60 ans.
"La nuit, je traverse une existence trop peuplée de gens de ma famille, qui se parlent entre personnes tuées et qui m'ignorent et ne me regardent même plus. Le jour, je souffre d'un autre mal de solitude."

Berthe Mwanankabandi, 20 ans
"Le génocide pousse vers l'isolement ceux qui n'ont pas été poussés vers la mort."

Edith Uwanyiligira, 34 ans
"Aujourd'hui, quand j'écoute la radio, j'entends que les Blancs s'élancent en avion de guerre dès qu'il y a de la pagaille en Irak ou en Yougoslavie. Au Rwanda, les gens ont été saignés pendant trois mois, et les Blancs n'ont envoyé que des journalistes à pied pour bien photographier. Les Blancs se méfient pareillement des Tutsis et des Juifs. Ils les ont regardé mourir presque jusqu'au dernier les bras croisés, voilà une vérité. Voilà la vraie comparaison entre les génocides, et ce problème resurgira demain parce leurs soupçons sont enfouis au fond de leur pensée."

Berthe Mwanankabandi, 20 ans
"Je ne comprends pas pourquoi certains visages de souffrance, comme ceux des Hutus* au Congo ou des fuyards du Kosovo, attendrissent les étrangers et pourquoi les visages de Tutsis, même taillés à la machette, ne provoquaient qu'étourderie ou négligence. Je ne suis pas sûre de croire ou de comprendre la pitié d'un étranger. Les Tutsis étaient peut-être simplement cachés trop loin de la route, ou peut-être n'ont-ils pas montré de visages valables pour ce genre de sentiment."
* Berthe Mwanankabandi évoque ici la fuite des Hutus après que le Front Patriotique Rwandais ait pénétré au Rwanda. Leur fuite, ainsi que leur retour au Rwanda, 2 ans plus tard, avaient été largement couverts par une presse compatissante, tandis que cette même presse s'était désintéressée du sort des Tutsis. Cette couverture médiatique des réfugiés hutus (parmi lesquels bien sûr, de nombreux génocidaires) avait alimenté et alimente encore la théorie négationniste d'un "double génocide", et la réduction du génocide des Tustis à une "guerre interethnique".

Innocent Rwililiza, 38 ans
"
J'ai lu qu'après chaque génocide les historiens expliquent que ce sera le dernier. Parce que plus personne ne pourra plus accepter une pareille infamie. Voilà une blague étonnante. Les responsables du génocide au Rwanda ne sont pas les cultivateurs pauvres et ignorants, pas plus que les interahamwe féroces et alcooliques ; ce sont les gens instruits. Ce sont les professeurs, les politiciens, les journalistes qui se sont expatriés en Europe étudier la Révolution française et les sciences humaines. [...] Ce sont des intellectuels sans doléances qui ont planifié la supression des Tutsis.
Par ailleurs, des Français savaient que le génocide se préparait, puisqu'ils recommandaient notre armée. Soi-disant, ils n'y croyaient pas.
Un jour, à Nyamata, des blindés blancs sont venus afin de récupérer des pères blancs*. Dans la grand-rue, les interahamwe ont cru qu'ils venaient pour les punir et ils se sont enfuis en se criant les uns les autres que les Blancs allaient les tuer. Les chars n'ont même pas marqué une pause Primus* pour rigoler du quiproquo. Et, quelques semaines plus tard, les Blancs ont envoyé des photographes professionnels pour montrer au monde comment on était massacrés. Alors vous pouvez comprendre que dans le coeur des rescapés il s'est glissé un sentiment d'abandon qui ne se dissipera jamais. Mais je ne veux pas vous fâcher avec ça."

* missionnaires catholiques - NdMF
* Bière rwandaise - NdMF


• Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Le Seuil, 2000.

Dans le nu de la vie (2)

Marie-Louise Kagoyire, 45 ans
"Je suis revenue à Nyamata à la fin du génocide, en juillet. Plus personne dans ma famille à Mugesera, plus personne dans ma famille à Nyamata, les avoisinants tués, le dépôt pillé, les camions volés. J'avais tout perdu, j'étais indifférente à l'existence. Nyamata était très désolée puisque toutes les toitures, toutes les portes et fenêtres avaient été démontées. Mais c'est surtout le temps qui semblait cassé dans la ville. [...] Je veux dire qu'on ne savait plus quand tout ça avait commencé, du nombre de nuits et de jours que ça avait duré, en quelle saison on était, et finalement on s'en fichait vraiment. [...]
Le pourquoi de la haine et du génocide, il ne faut pas le demander aux rescapés, c'est trop difficile pour eux de répondre. Il faut les laisser en parler entre eux, il faut le demander aux Hutus."

Claudine Kayitesi, 21 ans
"Ces corps nus à l'abandon du temps, il n'étaient plus tout à fait eux, ils n'étaient pas encore nous. Il étaient un cauchemar véridique, je ne pense pas que vous pouvez comprendre."

Edith Uwanyiligira, 34 ans
"Pour moi, le génocide, c'était hier dans ma mémoire, ou plutôt l'année dernière ; et ça restera toujours l'année dernière, car je ne discerne aucun changement qui permette au temps de reprendre convenablement sa place."

• Claudine Kayitesi, 21 ans
"
On a duré dans cette existence hagarde. On était oubliés du temps. Il devait continuer de passer pour d'aures, des Hutus, des étrangers, des animaux, mais il ne voulait plus passer pour nous. Le temps nous négligeait parce qu'il ne croyait plus en nous, et nous, par conséquent, on n'espérait rien de lui. Donc on n'attendait rien."

Sylvie Umubyeyi, 34 ans
"Alors, nous nous sommes assis à terre et nous avons attendu la mort. Moi, je m'étais débarassée de la peur. Je m'accoutumais au brouhaha des hurlements, j'attendais le fer. Quelquefois, on a peur au déclenchement d'une situation, mais au fond, on avance en une sorte d'anesthésie. J'étais devenue patiente."

Angélique Mukamanzi, 25 ans
"Je pense qu'il n'est pas convenable de confier seulement au temps et au silence la difficile mission de réconciliation."

Sylvie Umubyeyi, 34 ans
"Souvent, je regrette le temps gâché à penser à ce mal. Je me dis que cette peur nous ronge le temps que la chance nous a préservé. Je me répète pour blaguer avec moi-même : 'Bon, si quelqu'un veut encore me couper, qu'il aille prendre sa machette, je ne suis après tout qu'une personne survivante, il tuera celle qui devait être tuée.', et je m'amuse de cette fantaisie.
Parce que si on s'attarde trop sur la peur du génocide, on perd l'espoir.
Quand je pense au génocide, dans un moment calme, je réfléchis pour savoir où le ranger, mais je ne trouve nulle place. Je veux dire simplement que ce n'est plus de l'humain."

jeudi 21 février 2008

Révolutions

"Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes.[...]
Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et 1790 qu'en la comparant à l'architecture de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique, ou plutôt en l'assimilant à la collection des ruines et des tombeaux de tous les siècles, entassés pêle-mêle après la Terreur dans les cloîtres des Petits-Augustins : seulement les débris dont je parle étaient vivants et variaient sans cesse."

• Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, chapitre 14

Robespierre

"A la fin d'une discussion violente, je vis monter à la tribune un député d'un air commun, d'une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le régisseur d'une bonne maison, ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il fit un rapport long et ennuyeux ; on ne l'écouta pas ; je demandai son nom : c'était Robespierre. Les gens à souliers étaient prêts à sortir des salons, et déjà les sabots heurtaient la porte."

• Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, Livre V, chapitre 13

Mirabeau

"Mirabeau remuait l'opinion avec deux leviers : d'un côté, il prenait son point d'appui dans les masses dont il s'était constitué défenseur en les méprisant ; de l'autre, quoique traître à son ordre, il en soutenait les sympathies par des affinités de castes et des intérêts communs. Cela n'arrivait pas au plébéien, champion des classes privilégiées ; il serait abandonné de son parti sans gagner l'aristocratie, de sa nature ingrate et ingagnable, quand on n'est pas né dans ses rangs.
Mirabeau a fait école. En s'affranchissant des liens moraux, on a rêvé qu'on se transformait en homme d'Etat. Ces imitations n'ont produit que de petits pervers : tel qui se flatte d'être corrompu et voleur, n'est que débauché et fripon ; tel qui se croit vicieux, n'est que vil ; tel qui se vante d'être criminel n'est qu'infâme."

• Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, Livre V, chapitre 12

Re-vision

"Ensuite venait la députation de l'Assemblée nationale ; les voitures du roi suivaient : elles roulaient dans l'obscurité poudreuse d'une forêt de piques et de baïonnettes. Des chiffonniers en lambeaux, des bouchers, tabliers sanglants aux cuisses, couteaux nus à la ceinture, manches de chemises retroussées, cheminaient aux portières ; d'autres égipans noirs étaient grimpés sur l'impériale ; d'autres, accrochés au marche-pied des laquais, au siège des cochers. On tirait des coups de fusil et de pistolet ; on criait : Voici le boulanger, la boulangère et le petit mitron ! Pour oriflamme, devant les fils de Saint-Louis, des hallebardes suisses élevaient en l'air deux têtes de gardes-du-corps, frisées et poudrées par un perruquier de Sèvres."

• Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, Livre V, chapitre 10.

mercredi 20 février 2008

Les croisés et Hildegarde


Philippe Comte de Flandres à Hildegarde (1175-1177)

Se préparant à partir pour la croisade, Philippe, comte de Flandres de 1168 à 1191, écrit à Hildegarde pour lui demander conseil. C'est un homme de grande influence, à la vie tumultueuse, au coeur des grands conflits politiques. Il participe deux fois aux croisades : une première fois en 1177 et une seconde fois en 1190. Il meurt de la peste un an après son arrivée en Terre Sainte, à Saint-Jean-d'Acre.


"Philippe, comte de Flandres et d'Alsace, salue dame Hildegarde, servante du Christ et l'assure de sa haute dilection.

Votre sainteté sait que je suis prêt à faire tout ce qui me semblera vous plaire, car votre sainte discipline et votre existence juste et droite ont bien souvent retenti à mes oreilles, plus douces que toute renommée. Bien que je sois un pécheur et un homme indigne, j'aime de tout mon coeur les serviteurs et les amis du Christ et je les honore volontiers d'hommages de toute sorte, en me souvenant de ce que disent les écritures : La prière fervente du juste a une grande efficacité. Aussi, je délègue auprès de la piété de votre grâce le présent porteur de cette lettre, qui est mon plus fidèle serviteur. Il parlera pour moi misérable pécheur, bien que j'aurais de loin préféré venir jusqu'à vous et vous parler moi-même ; mais les tâches qui m'incombent chaque jour sont si lourdes et si nombreuses, que je n'ai pu m'en libérer.

Le temps où je devrais me rendre en pèlerinage à Jérusalem approche, et il exige de moi une grande préparation ; je vous prie de bien vouloir daigner me donner avis à ce sujet par écrit. Je crois en effet que bien souvent la réputation de mon nom et de mes actes est parvenue jusqu'à vous et que j'ai grand besoin de la miséricorde divine. Aussi, je vous supplie instamment de mes prières les plus insistantes de bien vouloir intercéder auprès de Dieu en ma faveur, moi qui suis le plus misérable et le plus indigne des pécheurs. Humblement, je vous demande – pour autant que la miséricorde divine vous l'ait permis – d'interroger Dieu sur ce qui me serait utile. La lettre que vous remettrez au présent messager m'apprendra ce que je dois faire et comment je dois faire pour que le nom de la Chrétienté soit exalté à mon époque et pour que la terrible cruauté des Sarrasins soit humiliée. J'apprendrai aussi s'il me faudra rester en terre sainte ou revenir, selon ce que vous aurez peut-être entendu ou appris à mon sujet par la révélation divine – ou selon ce que vous allez apprendre.

Je vous salue en Christ, soeur aimée de dilection, sachez que je désire ardemment connaître votre avis et que j'ai la plus grande confiance en vos prières."

Hildegarde von Bingen, Lettres, traduction du latin par Rebecca Lenoir, éd. Jérôme Millon, 2007.

Hildegarde et les croisades


Hildegarde à Philippe, comte de Flandres

"Ô fils de Dieu, (et tu es mon fils puisqu'il t'a façonné dans le premier homme), écoute les paroles que, l'esprit et le corps vigilants, j'ai vues et entendues en mon âme, lorsque j'ai regardé vers la lumière de vérité pour répondre à ton insistance requête. Au paradis, Dieu a donné un commandement à Adam, mais après qu'Adam a violé ce commandement en suivant le conseil du serpent, Dieu l'a banni du paradis par un juste jugement. C'est aussi par un juste jugement que Dieu a submergé sous le déluge les hommes qui l'avaient trahi et l'avaient à ce point oublié qu'ils ne le désiraient plus ni le recherchaient, tandis que son arche sauvait du déluge ceux qui l'aimaient et le recherchaient. L'agneau doux et clément, c'est-à-dire le fils de Dieu, par le sang qu'il répandit sur la croix, lava tous les crimes et tous les péchés que l'homme reconnaît par vraie repentance.

A présent, ô fils de Dieu, prends garde à contempler Dieu du pur regard de la justice, tel l'aigle contemple le soleil, afin que tes jugements soient justes sans être marqués de ta volonté propre et que le juge suprême qui a donné sa loi à l'homme et que sa miséricorde appelle à lui par repentance, ne te dise : Pourquoi as-tu tué ton prochain en bafouant mes commandements ? Les hommes qui sont jugés coupables conformément aux écrits des saints, qui étaient les colonnes de l'Eglise, réfrène-les avec justice avec justice et crainte de la mort, en pensant sans cesse à la malédiction de cet homme qui commit un homicide sous la colère. Pour tous les manquements, les péchés et tous les jugements injustes dont tu t'es rendu coupable, réfugie-toi, en faisant le signe de la croix, auprès du Dieu vivant. Il est la Vérité et la Vie et il te dit : Je ne veux pas la mort du pécheur mais plutôt qu'il se convertisse et qu'il vive."

Hildegarde von Bingen, Lettres, traduction du latin par Rebecca Lenoir, éd. Jérôme Millon, 2007.

Do it yourself !


Une petite merveille de perfidie à la mode du XIIe siècle, soit une lettre de la Supérieure Tengswich à Hildegarde, et qui a le grand mérite de nous révéler, à travers l'extase feinte, l'envie mal dissimulée, la punkitude de la sainte New Age.


1148-1150
"Twengswich, supérieure des Soeurs d'Andernach, à Hildegarde, supérieure des épouses du Christ, en priant qu'elle fasse partie un jour des âmes les plus haut placées dans le ciel.
La réputation de votre sainteté et votre renommée volant partout* a fait retenir à nos oreilles certains prodiges admirables et stupéfiants et nous a vivement recommandé, à nous qui sommes insignifiantes, l'excellence de votre conception particulière de la vie religieuse. Un grand nombre de personnes nous ont appris qu'un ange vous révèle, pour que vous les mettiez par écrit, de nombreux mystères célestes, difficiles à comprendre par nous autres mortels, et qu'il vous ordonne d'accomplir certaines choses, non parce que vous en auriez délibéré avec vous-même, mais parce que Dieu lui-même les commande**.

Nous avons entendu parler d'une habitude étrange qui vous est propre : les jours de fête, vos vierges chantent des paumes, debout dans l'église, les cheveux défaits, portant en plus de leur robe, de longs voiles de soie blanche qui descendent jusqu'à terre. Des couronnes en filigrane d'or, décorée de croix à l'avant et à l'arrière, sont posées sur leur chevelure ; la croix qu'elle porte sur le front est joliment gravée d'un agneau ; et de plus, leurs doigts sont ornés d'anneaux d'or ***, à l'encontre des recommandations expresses du premier berger de l'Eglise dans ses épîtres, prescrivant aux femmes de se comporter de manière décente, sans se parer ni de tresses, ni d'or [...] ****

Ô vénérable épouse du Christ, une conduite aussi nouvelle que la vôtre excède de fort loin notre faible entendement et cause notre profond étonnement. Aussi, bien que nous nous réjouissions du fond de notre coeur, nous, femmes insignifiantes, avec tout l'amour que nous devons porter à vos progrès spirituels, nous désirons pourtant que vous nous donniez votre avis éclairé sur ce sujet..."

––––––––––––––

* C'est autour de 1145 qu'Hildegarde, sous le conseil de Bernard de Clairvaux, commence à consigner par écrit tout ce qu'elle apprend au cours de ses visions.
** Péché ! Péché !
*** Comme elle s'attarde la supérieure, comme elle y goûte !
**** Et pour sortir de la concupiscence, rien de mieux qu'une citation biblique ! Voilà qui remet les désirs en place.

• Lettres d'Hildegard Von Bingen, traduites du latin par Rebecca Lenoir, J. Millon éditions, 2007.

mardi 19 février 2008

Non merci, plus tard, plus tard...

Mademoiselle Frog s'est délectée du Passeport à l'iranienne de Nahal Tajadod, qu'une camarade d'étang lui a offert récemment.
Séduite absolument par la galerie de portraits (souvent drôles, toujours tendres, jamais complaisants) qu'on lui tend, notre batracienne rêve désormais de pratiquer l'art du refus, le târof – mais pas trop quand même, histoire de goûter l'omelette au Shâhnamêh, et de croasser comme elle pourra des balan, balan à quiconque lui intimerait de rejoindre la rive.

samedi 16 février 2008

Les craintes de l'étang

Mademoiselle Frog s'est vue fort troublée à la lecture d'une phrase tout à fait anodine – du moins le pensait t-elle. 

"... drowned in water – or in a shadow of fear." Ce petit pan de dialogue est prononcé par Gandalf à propos des trésors enfouis de Moria.

Mademoiselle Frog, loin d'être téméraire, souvent farouche – effarouchée diriez-vous même, fut aussitôt renvoyée à ses propres trésors : combien de mouches à sa portée a-t-elle laissé filer sous le prétexte (la peur) de l'impossible ?

Aussi, est-il probable que Mademoiselle Frog ait été séduite par ce tiret alléchant, qu'elle apprécie comme grenouille vénère nénuphar au milieu de l'étang.

• Tolkien, The Fellowship of the ring, livre II, "A journey in the dark".

jeudi 14 février 2008

Echange

"Echange

L'inégalité des termes de l'échange
Les sortes de l'amour sont diverses, selon les termes qu'il relie. L'invariant de ces variations serait l'inégalité de l'échange. Non qu'il faille la combattre, la réduire : elle est constructive  – quand bien même l'époque préfère en idolâtrer le type narcissique, quand deux jeunes êtres se fascinent symétriquement à leur image dans les yeux de l'autre.
Mais la différence, sans espoir si l'on veut, modalise et modifie l'aimer, où j'inclus les relations de l'amitié.
[...]
Il n'y a pas à rendre la pareille ; je n'attends pas de retour. La réciprocité vit dans la dissymétrie."

• Michel Deguy, Le Sens de la visite, "l'autre pensée", Stock, 2006.

Le sens de la visite



"Les choses et les mots. J'aimerais dire les choses de A à Z, d'Ange à Démon, de Livre à Visite. Le parti pris des choses (on se rappelle le beau programme de Ponge) tient compte ici de quelques mots surexposés en titres.
Le compte est inachevable, mais pas inentamable. Item : c'est ma visite, qui précède la vôtre. Dans visite, il y a vie, vision et vite. En visite, nous sommes visités et nous visitons, le sens. La partie (l'aparté) donne sur le tout – qui n'a pas d'autre manière de se donner qu'en visite pour partie, "symboliquement" : rebus. C'est à dire en mots de l'énigme."

• Michel Deguy, Le Sens de la visite, "l'autre pensée", Stock, 2006.