vendredi 29 février 2008

La Phalène des collines - Quand la littérature se pose en tiers (1)

L'édition 2000 de Fest'Africa invitait plusieurs écrivains africains à visiter le site-musée de Murambi, au Rwanda. Tous retiendront l'image du corps de Theresa Mukandori, violée par un prêtre, torturée et empalée sur une branche d'arbre. Chez Koulsy Lamko, Theresa, fatiguée du regard obscène des touristes, choisit de se métarmorphoser en phalène. L'incipit met en oeuvre le procédé, en même temps qu'il en inaugure la réflexion, présente tout au long du roman.


"Là-bas s’arrête l’histoire mathématique ; ici commence l’ère du poète : la vocation d’une polyphonie sur des arpèges de cacophonies douloureuses. Cependant, ici, je n’ai qu’un seul droit : celui de la paraphrase de l’histoire"
(Extrait du prologue)

"Moi, je suis désormais une phalène, un énorme papillon de nuit aux couleurs de sol brûlé. Je ne suis née ni d'homme, ni de femme, mais de la dépouille sèche de femme anonyme au milieu d'autres cadavres amoncelés dans une église-musée-site du génocide. Avant le chaos, l'univers entier me connut et m'adula. J'avais vécu dans la chair d'une authentique reine: « Celle du milieu des vies. »

Je m'envole ; un vol gracieux de phalène. Clore le futur sur le pont des transformations... ! Traverser le pont des transformations vers l'étourdissement, le divertissement. Ne plus rien attendre de la tyrannie du temps, cet impitoyable conjoint prompt à imposer la férocité de son inaltérable course et qui modèle insidieusement la glaise, durcit les événements, entraîne vers la vermoulure, l'inéluctable destruction.

Je vole dans le vent brumeux secoué de fines gouttelettes de pluie. Je m'élève vers les hauteurs. Baguenauder, fructifier l'errance d'une vie de phalène. Et que le monde me foute le camp avec ses conventions, ses normes, ses compartiments, ses casiers, ses étagères, ses armoires, ses labyrinthes, ses couloirs, ses polices !

Peur... J'ai peur ! J'ai peur ! Peur du ciel et ses innombrables constellations, son épais silence, son énigme tortueuse, son inaltérable volition qui refuse la bassesse, l'évanescence de sa chair éthérée. Ne pas trop s'élever pour ne pas risquer de se cogner le thorax contre un nuage. Peur de la terre, de sa gloutonnerie, sa perfidie, sa bêtise, sa teigne à la naissance cabossée de ses cornes... Toutes ses vallées et crevasses d'infortune. Ne pas trop descendre ; les forces d'attraction font tourbillonner l'étourdi qui s'aventure en rase-mottes.

L'enivrant vertige du vide me grise. Et je suis la vie entêtée qui exige de vivre parmi la vie qui s'obstine à vivre. Je prédis cependant des apocalypses, le choc infernal des débris du ciel et des lambeaux de la terre dans un bain-marie, si la vanité des hommes refuse de se laisser greffer un coeur un peu plus généreux.

Je vole. Hardiment. "

• Koulsy Lamko, La Phalène des collines, Le Serpent à plumes, coll. "Motifs".

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