jeudi 28 février 2008

Dans le nu de la vie (1)

Mademoiselle Frog me souffle de préciser ici que les extraits qui suivent ne sont pas à ranger au rayon "Littérature", qu'ils appartiennent au genre du témoignage, cela en dépit de certains aspects indéniablement poétiques. Ce qui se dégage avant tout de l'ouvrage, c'est une pensée de l'événement génocidaire et de ses prolongements, depuis l'expérience des rescapés, 6 ans après que le gouvernement génocidaire, la milice du Hutu Power, les interahamwe, et tous leurs suiveurs aient assassiné plus d'un million de Batutsis en 3 mois.
Dans le nu de la vie, (formule empruntée à l'une des témoins), se présente donc sous la forme d'un recueil de témoignages, chacun accompagné d'une présentation de Jean Hatzfeld et d'un portrait de Depardon. Les traductions du kinyarwanda sont de Sylvie Unubyeyi et Innocent Rwililiza.

Durant les 3 mois de massacres qui sévirent dans la région du Bugesera (d'où sont issus les témoins que rencontre Hatzfeld), de nombreuses familles tutsies tentèrent de se cacher dans les marais boueux d'où, chaque jour jusqu'à la tombée de la nuit, les miliciens venaient les tirer, à coups de machettes et de gourdins.

• Francine Niyitegeka, 25 ans.
"Les orphelins, ce n'est plus la peine de rien leur apprendre du génocide, ils ont vu le pire du réel. Mes deux petits enfants, ils sauront plus tard la nécessaire vérité sur le génocide. Toutefois, je pense qu'un écart de compréhension séparera désormais ceux qui se sont allongés dans les marais, et ceux qui ne l'ont jamais fait ; entre vous et moi par exemple. [...]
Je ne vois pas grand avantage ou désavantage à dire tout ça maintenant. Je le fais dans le doute, parce que trop de gens ne sont plus là pour pouvoir parler à leur place, tandis que le sort m'a prêté l'opportunité de parler à la mienne."

Janvier Munyaneza, 14 ans
"Ces cadavres nous offensaint l'esprit d'une telle façon que, même entre nous, on n'osait pas en parler. Il nous montrait trop crûment comment se terminerait notre vie. J'essaie de dire que leur pourriture rendait notre mort plus barbare. Raison pour laquelle, le matin, notre dernière volotonté était simplement d'atteindre encore une fois la fin de l'après-midi. [...]
Si j'essaie de trouver une réponse à ces hécatombes, si j'essaie de savoir pourquoi nous devions être coupés, mon esprit s'en trouve malmené ; et j'hésite sur tout ce qui m'entoure. Je ne saisirai jamais la pensée des cohabitants hutus. Même celle de ceux qui ne cognaient pas directement mais qui ne disaient rien."

Jean-Baptiste Munyankore, 60 ans.
"La nuit, je traverse une existence trop peuplée de gens de ma famille, qui se parlent entre personnes tuées et qui m'ignorent et ne me regardent même plus. Le jour, je souffre d'un autre mal de solitude."

Berthe Mwanankabandi, 20 ans
"Le génocide pousse vers l'isolement ceux qui n'ont pas été poussés vers la mort."

Edith Uwanyiligira, 34 ans
"Aujourd'hui, quand j'écoute la radio, j'entends que les Blancs s'élancent en avion de guerre dès qu'il y a de la pagaille en Irak ou en Yougoslavie. Au Rwanda, les gens ont été saignés pendant trois mois, et les Blancs n'ont envoyé que des journalistes à pied pour bien photographier. Les Blancs se méfient pareillement des Tutsis et des Juifs. Ils les ont regardé mourir presque jusqu'au dernier les bras croisés, voilà une vérité. Voilà la vraie comparaison entre les génocides, et ce problème resurgira demain parce leurs soupçons sont enfouis au fond de leur pensée."

Berthe Mwanankabandi, 20 ans
"Je ne comprends pas pourquoi certains visages de souffrance, comme ceux des Hutus* au Congo ou des fuyards du Kosovo, attendrissent les étrangers et pourquoi les visages de Tutsis, même taillés à la machette, ne provoquaient qu'étourderie ou négligence. Je ne suis pas sûre de croire ou de comprendre la pitié d'un étranger. Les Tutsis étaient peut-être simplement cachés trop loin de la route, ou peut-être n'ont-ils pas montré de visages valables pour ce genre de sentiment."
* Berthe Mwanankabandi évoque ici la fuite des Hutus après que le Front Patriotique Rwandais ait pénétré au Rwanda. Leur fuite, ainsi que leur retour au Rwanda, 2 ans plus tard, avaient été largement couverts par une presse compatissante, tandis que cette même presse s'était désintéressée du sort des Tutsis. Cette couverture médiatique des réfugiés hutus (parmi lesquels bien sûr, de nombreux génocidaires) avait alimenté et alimente encore la théorie négationniste d'un "double génocide", et la réduction du génocide des Tustis à une "guerre interethnique".

Innocent Rwililiza, 38 ans
"
J'ai lu qu'après chaque génocide les historiens expliquent que ce sera le dernier. Parce que plus personne ne pourra plus accepter une pareille infamie. Voilà une blague étonnante. Les responsables du génocide au Rwanda ne sont pas les cultivateurs pauvres et ignorants, pas plus que les interahamwe féroces et alcooliques ; ce sont les gens instruits. Ce sont les professeurs, les politiciens, les journalistes qui se sont expatriés en Europe étudier la Révolution française et les sciences humaines. [...] Ce sont des intellectuels sans doléances qui ont planifié la supression des Tutsis.
Par ailleurs, des Français savaient que le génocide se préparait, puisqu'ils recommandaient notre armée. Soi-disant, ils n'y croyaient pas.
Un jour, à Nyamata, des blindés blancs sont venus afin de récupérer des pères blancs*. Dans la grand-rue, les interahamwe ont cru qu'ils venaient pour les punir et ils se sont enfuis en se criant les uns les autres que les Blancs allaient les tuer. Les chars n'ont même pas marqué une pause Primus* pour rigoler du quiproquo. Et, quelques semaines plus tard, les Blancs ont envoyé des photographes professionnels pour montrer au monde comment on était massacrés. Alors vous pouvez comprendre que dans le coeur des rescapés il s'est glissé un sentiment d'abandon qui ne se dissipera jamais. Mais je ne veux pas vous fâcher avec ça."

* missionnaires catholiques - NdMF
* Bière rwandaise - NdMF


• Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Le Seuil, 2000.

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