mardi 27 mai 2008

Erreur

"- La recherche serait donc de la même sorte que l'erreur. Errer c'est tourner et retourner, s'abandonner à la magie du détour. L'égaré, c'est celui qui est sorti de la garde du centre, tourne autour de lui-même, livré au centre et non plus gardé par lui.
- Plus justement, il tourne autour..., verbe sans complément, il ne tourne pas autour de quelque chose, ni même de rien ; le centre n'est plus l'immobile aiguillon, cette pointe d'ouverture qui dégage secrètement l'espace du cheminement. L'égaré va de l'avant et il est au même point, il s'épuise en démarche, ne marchant pas, ne demeurant pas.
- Et il n'est pas au même point, quoique y étant par le retour. Cela est à considérer. Le retour efface le départ, l'erreur est sans chemin, elle est cette force aride qui déracine le paysage, dévaste le désert, abîme le lieu.
- Une marche dans les régions frontières et en frontière de la marche.

(...)

- Par l'erreur, vous dites que les choses ne se montrent ni ne se cachent, n'appartenant pas encore à la "région" où il y a lieu de se dévoiler et de se voiler.
- L'ai-je dit ? Je dirais plutôt : l'erreur est cette obstination sans persévérance qui, loin d'être l'affirmation sévèrement continuée, se poursuit en la détournant vers ce qui n'a rien de ferme. L'erreur essentielle est sans rapport avec le vrai qui est sans pouvoir sur elle. La vérité dissiperait l'erreur si elle la rencontrait. Mais il y a comme une erreur qui ruine tout pouvoir de rencontre. C'est probablement cela, errer : aller hors de la rencontre."

• M. Blanchot, "Parler, ce n'est pas voir", L'Entretien infini.
(Ill. Manuscrit de Proust)

dimanche 25 mai 2008

Continuités / discontinuités

"Rappelons-nous que, dans la littérature moderne, c'est la préoccupation d'une parole profondément continue qui a d'abord donné lieu, chez Lautréamont, chez Proust, puis dans le surréalisme, puis chez Joyce, des oeuvres évidemment scandaleuses. L'excès de continuité gêne le lecteur et gêne, chez le lecteur, les habitudes de la compréhension régulière. Lorsque André Breton ouvre l'espace de nos livres à ce qu'il nomme "la continuité absolue", lorsqu'il appelle celui qui écrit à se fier "au caractère inépuisable du murmure", s'il dérange alors nos façons de lire, c'est bien parce que l'esprit, dans sa démarche mesurée et méthodique, ne saurait faire face à l'intrusion immédiate de la totalité du réel (réel qui est précisément l'impossible continuité du "réel" et de "l'imaginaire").

• M. Blanchot, L'Entretien infini.

Parole plurielle

" L'une des questions qui se posent au langage de la recherche est donc liée à cette exigence d'une discontinuité. Comment parler de telle sorte que la parole soit essentiellement plurielle ? Comment peut s'affirmer la recherche d'une parole plurielle, fondée non plus sur l'égalité et l'inégalité, non plus sur la prédominance et la subordination, non pas sur la mutualité réciproque, mais sur la dissymétrie et l'irréversibilité, de telle manière que, entre les deux paroles, un rapport d'infinité soit toujours impliqué comme le mouvement de la signification même ?"

• M. Blanchot, L'Entretien infini, ibid.

samedi 24 mai 2008

Dialectiques et entre-deux


"(...) la parole de la dialectique n'exclut pas, mais cherche à inclure le moment de la discontinuité : elle va d'une terme à son opposé, par exemple de l'Être au Néant; or qu'y a t-il *entre* les deux opposés ? Un néant plus essentiel que le néant même, le vide de l'entre-deux, un intervalle qui toujours se creuse et en se creusant se gonfle, le rien comme oeuvre et mouvement. Certes, le troisième terme, celui de la synthèse, va remplir ce vide et combler l'intervalle, mais cependant en principe ne le fait pas disparaître (car tout s'arrêterait aussitôt), au contraire le maintient en l'accomplissant, le réalise en cela même qu'il manque et ainsi fait de ce manque un pouvoir, une possibilité encore.

Démarche formellement à ce point décisive que la philosophie semble devoir s'y reposer dans son mouvement. Cependant, plusieurs difficultés vont aussitôt faire éclater cette forme. L'une est que la part de discontinuité s'y révèle insuffisante. Deux opposés, parce qu'ils ne sont qu'opposées, sont encore trop proches l'un de l'autre ; la contradiction ne représente pas une séparation décisive ; deux ennemis sont déjà engagés dans un rapport d'unité, alors que la différence entre "l'inconnu" et le familier est infinie. De là que, dans la forme dialectique, le moment de la synthèse et de la réconciliation finisse toujours par prédominer. Formellement, cette mise hors jeu de la discontinuité se traduit par la monotonie du développement à trois temps (remplaçant la rhétorique classique des trois parties du discours), tandis qu'institutionnellement, elle aboutit à l'identification de la Raison et de l'Etat et à la coïncidence de la Sagesse et de l'Université."


Maurice Blanchot, L'Entretien infini, "La pensée et l'exigence de discontinuité".
Ill
. M. C. Escher (1898-1972) Reptiles (Lithographie) 1943

vendredi 23 mai 2008

Annonciations, incarnations, dialogues

"Comprenons que le philosophe n'est pas seulement celui qui enseigne ce qu'il sait ; comprenons aussi qu'il ne faut pas se contenter d'attribuer au maître un rôle d'exemple et définir son lien à l'élève comme un lien existentiel. Le maître représente une région absolument autre de l'espace et du temps ; cela signifie qu'il y a, de par sa présence, une dissymétrie dans les rapports de communication ; c'est-à-dire que, là où il est, le champ des rapports cesse d'être uni et présente une distorsion excluant toute relation droite et même une réversibilité des relations. L'existence du maître révèle une structure singulière de l'espace interrelationnel, d'où il résulte que la distance de l'élève au maître n'est pas la même que la distance du maître à l'élève — et plus encore : qu'il y a entre le point occupé par le maître, le point A, et le point occupé par le disciple, le point B, une séparation et comme un abîme, séparation qui va désormais être la mesure de toutes les autres distances et de tous les autres temps. Disons plus précisément que la présence de A introduit pour B, mais par conséquent aussi pour A, un rapport d'infinité entre toutes choses et avant tout dans la parole qui assume ce rapport. Le maître n'est donc pas destiné à aplanir le champ des relations, mais à le bouleverser ; non pas à faciliter les chemins du savoir, mais d'abord à les rendre non seulement plus difficiles, mais proprement infrayables ; ce que la tradition orientale de la maîtrise montre assez bien. Le maître ne donne rien à connaître qui ne reste déterminé par l'"inconnu" indéterminable qu'il représente, inconnu qui ne s'affirme pas par le mystère, le prestige, l'érudition de celui qui enseigne, mais par la distance infinie entre A et B. Or, connaître par la mesure de l'"inconnu", aller à la familiarité des choses en en réservant l'étrangeté, se rapporter à tout par l'expérience même de l'interruption des rapports, ce n'est rien d'autre qu'entendre parler et apprendre à parler. Le rapport de maître à disciple est le rapport même de la parole, lorsqu'en celle-ci l'incommensurable se fait mesure et l'irrelation, rapport."

◊ Maurice Blanchot, L'Entretien infini, "La pensée et l'exigence de discontinuité".

jeudi 22 mai 2008

Métisse façon. Nuances

Six nouvelles, six fictions, des chemins qui se croisent, des échos, des abîmes et des ponts. Histoires de métisses donc, mais sans les fioritures enthousiastes du plaideur de métissage culturel : par la fable, par son style sobre, cassant et cru, Sarah Bouyain rend le métisse colonial à son histoire, ou plutôt à son manque d'histoire — ce qui, vous me l'accorderez, est encore l'Histoire.

A Paris ou à Bobo Dioulasso (Burkina Faso ou Haute Volta, c'est selon...), on s'éveille à son propre métissage derrière le tas d'ordures que l'autre a déposé devant le portail du jardin, on s'y éveille aussi sous le regard de la mère qui déplore secrètement ici la peau trop claire, là-bas l'oeil trop noir. Ailleurs et par honte, la fille de blancs-colons cannibales est devenue "métisse-minute" ; par honte encore, la fille d'immigrés-noirs-de-France rêve de devenir invisible : métissages culturels... nuances. Le monde est-il prêt à assumer ses entre-deux ?

Métisse en quête : d'une couleur qu'il n'a pas, d'une culture qui l'ignore, qu'il ignore, d'un père, d'un nom, d'un lien à l'autre — on demande un auxiliaire de toute urgence !

Métisses coloniaux que l'on ne veut pas voir : orphelinats pour métisses aux pères "légalement inconnus" — colons reconnus ; blanches maisons aux angles nets et aux lignes "trop droites" — vite, des ordures ! enfin, un gosse qui chie dessus ; métisses qui ne veulent plus être vus : coup de balai, les yeux fermés ; et parfois :

(Salimata) "Bousculant femmes, chiens, hommes, vieillards et enfants, elle court droit devant elle jusqu'à ce qu'elle s'arrête brusquement, étourdie par la lumière du ciel. Dans sa hâte, elle a oublié de baisser les yeux."

Métisse façon. Nuances de Sarah Bouyain :
- Le tas d'ordures
- Arrangements
- Flair
- L'auxiliaire
- Dix filles sans papiers
- L'arrogance des moches


NdE : Mademoiselle frog me fait remarquer que pour comprendre ce post, il est impératif de lire le livre ; elle s'excuse du dérangement.

jeudi 15 mai 2008

L'Odeur du café : je suis une lectrice haïtienne

"Da boit son café. J'observe les fourmis. Le temps n'existe pas."
(p. 26)

"Mon nom
Personne ne connaît mon nom, à part Da. Je veux dire mon vrai nom. Parce que j'ai un autre nom. Da m'appelle parfois Vieux os. J'aime vraiment me coucher le plus tard possible. Quand Da m'appelle ainsi, j'ai véritablement l'impression d'avoir cent ans. C'est moi qui ai demandé à Da de garder secret mon nom. Je veux dire mon vrai nom."

"Les fourmis
Les fourmis ont-elles un nom ? Elles courent comme des dingues dans les fentes des briques. Dès qu'elles se croisent, elles s'arrêtent une seconde, nez à nez, avant de repartir à toute vitesse. Elles se ressemblent toutes. Peut-être portent-elle le même nom ?"

"Lumière
Le soleil paraît toujours plus vif après la pluie. On dirait que chaque flaque d'eau reçoit un rayon lumineux. Une petite lueur au fond de l'eau. Les yeux de la terre."

"Bleu
Da m'a toujours dit que si le ciel est bleu, c'est à cause de la mer. J'ai longtemps confondu le ciel avec la mer. La mer a des poissons. Le ciel, des étoiles. Quand il pleut, c'est la preuve que le ciel est liquide."

"Le Livre (trente ans plus tard)
J'ai écrit ce livre pour toutes sortes de raisons. Pour faire l'éloge de ce café (le café des Palmes) que Da aime tant et pour parler de Da que j'aime tant.
Pour ne jamais oublier cette libellule couverte de fourmis.
Ni l'odeur de la terre.
Ni les pluies de Jacmel.
Ni la mer derrière les cocotiers.
Ni le vent du soir.
Ni Vava, ce brûlant premier amour.
Ni le terrible soleil de midi.
Ni Auguste, Ni Frantz, Rico, mes amis d'enfance.
Ni Didi, ma cousine, ni Dina, ni Sylphise, la jeune morte, ni même ce bon vieux Marquis.
Mais j'ai écrit ce livre surtout pour cette seule scène qui m'a poursuivi si longtemps : un petit garçon aux pieds de sa grand-mère sur la galerie ensoleillée d'une petite ville de province.
Bonne nuit Da !"

. Dany Laferrière, L'Odeur du café, Serpent à plumes/Motifs, 2006.

mardi 13 mai 2008

Mon livre-poisson : ma rivière

"Voilà une autre chose que je déteste : l'authenticité. Le vrai restaurant. Les vraies gens. Les vraies choses. La vraie vie. Rien de plus faux. La vie est un concept d'ailleurs"*

Je suis un écrivain japonais n'est pas un vrai livre. C'est peut-être une chambre (et en abyme, toutes les autres). C'est assurément un espace ouvert, "un long regard" fluide, où se mêlent, dialoguent puis dérivent, voix, faux et vrais semblants, clichés, livres et lieux.
C'est un livre-rivière, un livre-poisson.


• Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais, Grasset, 2008.

lundi 12 mai 2008

Je suis un écrivain japonais : comment voyager sur terre quand on est un saumon

Je suis un écrivain japonais, c'est aussi le titre du livre que le narrateur du roman envisage d'écrire. Ce ne sera d'ailleurs qu'un titre : ce livre, on ne l'écrira pas, qu'importe. Ici, tout est comme au théâtre, tout est comme si, comme si c'était possible. Et ça suffit ; ça suffit pour faire qu'un Haïtien vivant à Montréal devienne un écrivain japonais. N'en déplaise à tous les douaniers du monde littéraire et ses gardiens d'écoles.

"La vie debout.
C'est une guerre tenace entre le temps et l'espace. L'espace policier permet de t'identifier (Tu viens d'où, toi ?). Le temps cannibale te dévore tout cru. Né dans la Caraïbe, je deviens automatiquement un écrivain caribéen. La librairie, la bibliothèque et l'université se sont dépêchées de m'épingler ainsi. Etre un écrivain et un Caribéen ne font pas de moi un écrivain caribéen. Pourquoi veut-on toujours mélanger les choses ? En fait, je ne me sens pas plus caribéen qu'un Proust qui a passé sa vie couché."

Proust aurait pu être un écrivain caribéen : il était couché. Couché, il aurait pu suivre le pas de Basho et devenir écrivain japonais. D'ailleurs, Faulkner est un écrivain japonais. New-York est une ville japonaise ("L'Asie est si vaste"), Tokyo une ville américaine. Mais c'est un secret, n'oubliez surtout pas de le répeter !


Dany Laferrière est un écrivain voyageur, il prend le métro et habite des chambres - chambres chambre d'hôtel, chambre d'enfant, chambre claire du photographe : il (le narrateur ?) est toujours ailleurs.

"J'ai passé mon enfance à courir. Ce temps fluide m'habite. Chaque nuit, je rêve encore de ces orages tropicaux qui font tomber les mangues lourdes et sucrées dans la cour de mon enfance. Et aussi de cimetière sous la pluie. La libellule aux ailes translucides vue pour la première fois un matin d'avril. La malaria qui a décimé tout mon village et emporté mon premier amour, celle à la robe jaune. Et moi, fiévreux tous les soirs, en train de lire Mishima sous les draps. Et personne pour le dire qui était Mishima. (...) On ne sait pas toujours par quel chemin un écrivain arrive dans une famille. Et je le lisais pour quitter cette prison du réel. Mais je ne me réfugiais pas pourtant chez Mishima — la littérature n'a jamais été un refuge pour moi. Mishima, je suppose, n'écrivait pas non plus pour rester chez lui. On se retrouvait ailleurs, dans un endroit qui n'était ni tout à fait chez l'un, ni tout à fait chez l'autre. Dans cet espace qui est celui de l'imaginaire et du désir."

Toujours ailleurs et toujours autre. Demandez-lui d'où il vient et il perd le souffle, comme un poisson tiré des eaux. Qui il est ? Il vous répondra sans doute, malice aux lèvres : "Je suis vous : je ne parle que de moi." Ou peut-être : "Je ne suis pas", ce qui au fond revient peut-être au même : être le saumon et l'eau.

jeudi 8 mai 2008

Une durée nouvelle

"7. A partir du cri
Vois les pays. "Entends les pays, derrière l'îlet." Du point fixer d'ici, trame cette géographie.
Du cri dixe d'ici, déroule une parole aride, difficile. Accorde ta voix à la durée du monde.
Sors de la peau de ton cri. Entre en peau du monde par tes pores. Soleil à vif. Nous entassons des salines où tanr de mots miroitent.
Nous tombons aux falaises par les clameurs de mer.
Parole non garante. Un peuple ne souffre pas la gehenne de son transbord tout simplement pour que ta voix s'accorde. Le souffle du monde ne se résume pas à l'accent des poètes. Le sang et les os étouffés dans la terre ne crient pas par ta gorge.
Parole menacée. Car nous sommes habitués au détour, où la chose dite se love. Nous effilons le sens comme coutelas su la roche volcanique. Nous l'étirons jusqu'à ce menu filet d'eau qui lace nos songes. Quand vous nous écoutez, vous croyez la mangouste qui sous les cannes cherche la traverse.
Mais parole nécessaire. Raide et cassée. Sortie du gouffre, avec les os. Et qui se cherhe dans tant de semblants où nous nous sommes complu. Et qui s'accorde malgré tout à cette énorme mélopée du monde.

(Quitter le cri, forger la parole. Ce n'est pas renoncer à l'imaginaire ni aux puissances souterraines, c'est armer une durée nouvelle, ancrée aux émergence des peuples.)"

• Édouard Glissant, Le Discours antillais, 1997.
• Illus. Zao Wou-Ki, Composition.