lundi 28 avril 2008

Comment je suis devenue grenouille : un résumé (1/2

"La honte. La honte et le mépris de moi-même. La nausée. Quand on m'aime, on me dit que c'est malgré ma couleur. Quand on me déteste, on ajoute que ce n'est pas à cause de ma couleur... Ici ou là, je suis prisonnier de ce cercle infernal.
Je me détourne de ces scrutateurs de l'avant-déluge et je m'agrippe à mes frères, nègres comme moi. Horreur, il me rejettent. Eux sont presque blancs. Et puis, ils vont épouser une blanche.
Ils auront des enfants légèrement bruns... Qui sait, petit à petit peut-être..."


Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, [1952], 1971, pp. 93-94.


I - Enfances


Comment je suis devenue hérisson : un résumé (1/2)

I - Enfances

Je suis née nourrisson. Petite fille. Je suis née chauve. Et jaune — j'avais une jaunisse.

Bien après ma naissance, j'entrai à l'école. Quelques jours plus tard, j'entendis pour la première fois les mots "crépu", "mulâtre".

Je ne me souviens pas avoir demandé une définition de ces mots. Le plus naturellement du monde, je me tus.

Plus tard encore – j'avais 10 ans –, tandis que j'entendais mon grand-père maternel se soulager sur les "Noirs", les "Arabes" et autres "Bicots", ces deux mots resurgirent, éclatants.

Et aussi un souvenir : mon grand-père paternel débarquant d'un avion au milieu de parfaits inconnus. Je scrutais l'image vieillie que me tendait ma mémoire et, comme depuis l'image, je demandai à mon grand-père, celui qui n'aimait ni les Noirs, ni les Arabes :

- "Qu'est-ce que c'est crépu" ?

Il y eut un grand silence. J'avais bien compris moi ce que voulait dire crépu, cela voulait dire : elle n'est pas comme "nous", elle est autrement qu'une petite fille d'ici.
Mais je voulais l'entendre de cet adulte-là, qui m'expliqua finalement ce que voulait dire crépu.

-"Comme papy alors ?"
- "Oui"
- "Et mes cheveux à moi, c'est crépu ?"
-"Ah non ! toi ils sont frisés, pas crépus !".

J'enchaînai sur "mulâtre". On fit mine de pas m'entendre. Je me tus, le plus naturellement du monde.

Par la voix des autres donc, je sus que mon grand-père paternel, mon père et moi n'étions pas tout à fait comme eux. Eux, la famille de ma mère, mon frère, les parents d'élèves de mon village. J'eus également une vague idée de ce qu'impliquait le mot "comme".

Bien sûr, je n'étais pas noire, pas même "café-au-lait", non, moi j'étais juste "typée". J'avais des cheveux crépus pour certains, frisés pour d'autres, le nez "épaté" pour tout le monde.

"Typée", finalement, j'aimais bien ce mot. J'étais typée. Et cela voulait dire, quelque chose me le criait maintenant, que je ressemblais à mon grand-père, celui qui ne s'aimait pas.

J'étais autre et j'étais comme.
Soit.
Mais aussi, je n'étais pas belle ; j'avais "le trait épais", pas comme mon frère (Comme il est fin, comme il ressemble à sa maman ! Ah ça, vous avez chacun le vôtre, celle-là, vous n'y êtes pas !), pas non plus comme ma meilleure amie (c'est toujours elle qui faisait Candy, et ça même avec ses cheveux raides).

Je n'étais pas aussi belle que, je l'avais entendu souvent, et je l'avais accepté. Le plus naturellement du monde.


II) Puberté...

Mon sang coulait. J'étais devenue jeune fille.
Mes cheveux se raidirent. Mon nez se ressera.
De toute part j'entendais : "Oh comme tu t'es affinée !"

Mais même "affinée", je restais encore trop "typée" pour ne pas soulever de questions.
On me demandait quelles "étaient mes origines".
"Kabyles ? Algériennes ? Marocaines ?"

Notez : je n'étais plus "mulâtre", je devenais "maghrébine".
Et plus jolie.

J'étais l'autre qui ressemblait à cet autre indéfinissable. Ca me plaisait.
J'étais plus jolie que moi l'année dernière. Ca finissait aussi par me plaire : je plaisais.

Etre toujours comme l'autre ; être toujours plus que moi-même ?


III) ... et de ce qu'il s'ensuit

Répondre de mes origines me fut toujours chose facile et je compris vite quelles origines devaient être contées : je répondais "Antillaises", prenant bien soin du pluriel que la question me tendait.

Cela satisfaisait presque tout le monde. Il y avait ceux qui s'extasiaient sur le registre du Comment peut-on être Persan !, ceux qui hochaient la tête d'un air convaincu, ceux qui écarquillaient les yeux, l'air suspicieux (Rho ben ça s'voit pas !), ceux qui ne disaient rien, et ceux, plus rares, qui me demandaient "Et puis ?"

Mais en vérité, de ces origines, je ne savais rien, rien d'autre qu'une couleur de peau (que je n'avais pas), qu'un "type" (que j'aurais dû avoir). Rien.

Vers 13 ans, délaissant l'or, je pris parole : je questionnai. De biais.

De mon père, celui qu'à l'école on surnommait en ricanant "Moïse" (retours d'histoires ?), de mon père donc, peu bavard et lézardé, j'obtins ceci :

Mon grand-père était arrivé en métropole à l'âge de 15 ans. Il avait depuis refusé de voir sa famille. Il planquait ses enregistrements de jazz dans sa voiture. Il changeait de trottoir dès qu'il croisait un autre Antillais, ou plus précisément, un autre Noir. Très souvent, il l'avait entendu dire à ma grand-mère : Laisse, c'est trop pour un Nègre ; Donne, c'est fait pour un Nègre.

Je rencontrai un pan d'Histoire. Je rencontrai le Nègre, je rencontrai mon autre et mon comme. Le passé simple devint suspect ; le nous plus encore.


IV) D'une histoire autre

Je n'ai pas eu le temps - l'envie ? de parler à mon grand-père. Parler de ça j'entends.

Peu avant sa mort, à ma demande, mes parents et moi sommes allés voir sa mère, mon arrière-grand-mère : Artémis. J'avais pour elle une obsession curieuse et bienveillante : chaque année, sans nous avoir jamais vus, elle nous faisait parvenir une carte, un cadeau. Recevoir sans connaître le donateur, oui, je l'avais accepté aussi, le plus convenablement du monde.

On nous parla d'abord une langue inconnue : "Comment ! Vous ne parlez pas créole ? Même pas toi Maxime ?". Non, nous ne parlions pas créole. Je l'appris ce jour-là. Nous apprîmes aussi que mon grand-père n'était pas né en Martinique, comme il le prétendait, mais en Guyane, à Saint-Laurent du Maroni. Son père était blond, les yeux bleus. Parmi ses frères et soeurs, ses neveux, ses nièces — mes cousins, il y avait d'autres blonds, d'autres bruns, d'autres noirs, d'autres blancs.

Qu'importe. Ce jour fut empreint d'un sentiment étrange : celui, oui, celui d'avoir été adoptée par une famille entière et incarnée – il y avait tant de monde, tant d'autres à qui je ressemblais.

Lorsque je racontai cette rencontre à mon grand-père déjà malade, quelque chose d'inv... non, plutôt : il me passa quelque chose d'invisible. Un lien. Un retour d'altérités. Une promesse ?

Quelques temps plus tard, sur son bureau, il avait posé une photographie encadrée : une femme noire allaitait un enfant blanc.

(à suivre)

L'humanisme de Fanon : une conscience ouverte

Tandis que Mademoiselle Frog s'interroge sur son devenir-animal, le souffle de Fanon :
(Mademoiselle Frog m'assure qu'elle en dira plus sur son devenir animal)


"Il y a de part et d'autre du monde des hommes qui cherchent.
Je ne suis pas prisonnier de l'Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée.
Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire de l'invention dans l'existence.
Dans le monde où je m'achemine, je me crée indéterminablement."

[...]

"Il ne faut pas essayer de fixer l'homme, puisque son destin est d'être lâché.
La densité de l'Histoire ne détermine aucun de mes actes.
Je suis mon propre fondement.
Et c'est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j'introduis le cycle de ma liberté.
Le malheur de l'homme de couleur est d'avoir été esclavagisé.
Le malheur et l'inhumanité du blanc sont d'avoir tué l'homme quelque part.
Sont, encore aujourd'hui, d'organiser rationnellement cette déshumanisation. Mais moi, l'homme de couleur, dans la mesure où il me devient possible d'exister absolument, je n'ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparation rétroactives.
Moi, l'homme de couleur, je ne veux qu'une chose :
Que jamais l'instrument ne domine l'homme. Que cesse à jamais l'asservissement de l'homme par l'homme. C'est à dire de moi par un autre. Qu'il me soit permis de découvrir et de voir l'homme, où qu'il se trouve.
Le nègre n'est pas. Pas plus que le blanc.
Tous deux ont à s'écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Avant de s'engager dans la voix positive, il y a pour la liberté un effort de désaliénation. Un homme, au début de son existence, est toujours congestionné, est noyé dans la contingence. Le malheur de l'homme est d'avoir été enfant.
C'est par un effort de reprise sur soi et de dépouillement, c'est par une tension permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les conditions d'existence idéales d'un monde humain.
Supériorité ? Infériorité ?
Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l'autre, de sentir l'autre, de me révéler l'autre ?
Ma liberté ne m'est-elle pas donné pour édifier le monde du Toi ?
A la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l'on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience.

Mon utilme prière :
O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !"


• Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, [1952].

A voir

Cette série d'émissions (trois volets) consacrée à Césaire

mardi 22 avril 2008

hécatombe




"Etoiles poussières de flammes
En août qui tombez sur le sol
Tout le ciel cette nuit proclamme
L'hécatombe des rossignols
Mais que sait l'univers du drame"


in Aragon, Les Poètes, extrait du chant inaugural.
Ill. Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, 1889. Huile sur toile, 73,7 × 92,1 cm. Museum of Modern Art, New York.

dimanche 20 avril 2008

Une tempête

Je revenais de chez le coiffeur*, je me hâtais : la pluie et le vent menaçaient de déconstruire ma mise en plis (je l'avais payée fort cher).
Sur le chemin, j'aperçus Mademoiselle Frog plongée dans un livre que je devinais dangereusement délité : un coup de vent l'aurait dispersé tout entier. Au risque de me défriser, je m'approchai : Une tempête, d'Aimé Césaire. Si j'avais lu La Tempête de Shakespeare (une version illustrée), je ne connaissais pas cette autre intriguante.

- Je n'ai pas lu cette tempête.
- C'est une très belle tempête.
- Plus belle que celle de Shakespeare ?
- C'est ce que je crois. Plus forte, plus lumineuse.
- Plus lumineuse ?
- Pleine d'un espoir coriace et destructeur.
- Vous avez l'espoir destructeur vous ?
- D'une certaine manière, l'espoir détruit toujours non ?
- L'île de cette tempête est-elle détruite ?
- Non, pas vraiment. Ou plusieurs fois, si cela vous plaît.

A cet instant, une rafale balaya notre étang ; les pages du livre s'étaient soulevées, sans que Mademoiselle Frog n'esquisse un geste pour les retenir. Elles s'étaient finalement reposées sur les autres, un peu plus en désordre.

- Quand Prospero pose pied sur l'île, il a franchi les limites d'un réel défini par son temps : il a découvert. Il a transgressé le savoir établi, il a détruit les cartes du bon Fratre, contesté la hiérarchie cosmique et divine : le paradis perdu, "ces terres qui depuis des siècles sont promises à l'homme", lui, Prospero les a trouvés.
- C'est une première destruction ?
- Bien sûr que c'en est une. Et puis, Prospero au fond, comme Colomb, Polo et autres robinsons, est mu par de vieux fantasmes : l'Atlantide, l'Olympe, l'Eden. Or, l'Atlantide demande une sacrée place et l'île n'est jamais vierge ailleurs que dans un rêve. Mais Caliban vous le criera mieux que moi. Voilà, vous avez une autre destruction, cela vous plaît ?

- Alors cette tempête, c'est aussi l'histoire du rêve ?
- Du rêve occidental oui, en quelque sorte, mais pas seulement.

Une nouvelle bourrasque interrompit Mademoiselle Frog. La page de garde s'envola, se suspendit au-dessus de l'étang. Tremblant un peu d'abord, un vent contraire la fit se balancer violemment et, tandis qu'elle claquait l'air, une dernière attaque la précipita sur l'eau, à quelques mètres de nous. Mademoiselle Frog regardait la page s'éloigner. Je m'étonnais de son absence de réaction – elle était restée parfaitement immobile.

- Vous savez, Prospero est un poète...
- Comment ça un poète ? c'est un découvreur... N'avez-vous pas tendance à voir de la poésie partout ?
- Chère C., nous récrivons tous les livres que nous avons lus. Si vous voulez récrire un livre que vous n'avez pas lu, je ne vous en empêcherai pas – comment le pourrais-je ? mais je vous suggère de ne pas me le faire subir. A moins que vous ne soyez poète ?

Un peu confuse, je me tus.

- Prospero est un poète, un poète européen, un poète colon. Il est l'homme d'un rêve aveugle. C'est l'Olympe qu'il invoque et recompose sur l'île ; ses armes sont celles de l'imaginaire : l'artifice, un je ne sais quoi de magie.
Voyez celui de Shakespeare et écoutez celui-ci :

" Comprenez-moi bien.
Je suis non pas au sens banal du terme,
le maître, comme le croit ce sauvage,
mais le chef d'orchestre de cette vaste partition :
cette île.
suscitant les voix, moi seul,
et à mon gré les enchaînant,
organisant hors de la confusion
la seule ligne intelligible.
Sans moi, qui de tout cela
saurait tirer musique ?
Sans moi cette île est muette.
Ici donc, mon devoir.
Je resterai."

- Le vers est beau !
- Non, le vers est poussif, et le Verbe déjà vieux.
- Ce monde si je comprends bien, Prospero va aussi le détruire, en restant ?
- Non, vous ne comprenez pas bien. Son verbe, on va le détruire.
- Caliban ?
- Caliban, un autre poète. Et l'île.
- Un poète sauvage ?
- Un poète chanteur :

"Noir picoreur de la savane
le quiscale arpente le jour nouveau
dru et vif
dans son armure hautaine.
zip ! L'incisif colibri
au fond d'une corolle s'éjouit
fera-t-il fou, fera-t-il ivre
lyre rameutant nos délires
la Liberté ohé ! La Liberté !

la Liberté ohé ! La Liberté !
Ramier halte dans ces bois
Errant des îles c'est ici le repos
Le miconia est pillage pur
du sang violet et de la baie mûre
de sang de sang barbouille ton plumage
voyageur !
Dans le dos des jours fourbus
qu'on entende
la Liberté ohé ! La Liberté !"

- C'est peut-être beau, mais je ne comprends pas toujours. Miconia n'est pas dans mon dictionnaire !

Le vent se leva de nouveau. Il emporta cette fois un grand nombre de pages.

- Vous vous contenterez désormais de citations tirées du dernier acte : les deux premiers se sont envolés, se contenta de sourire Mademoiselle Frog.
- Quel dommage, je pensais vous l'emprunter...

Il y eut ici un grand silence durant lequel je me sentis dévisagée par l'étang tout entier. Horriblement gênée, je demandai à la hâte :

- Qu'arrive-t-il à Prospero ?
- Rien de moins que ce que chantait Caliban : l'île brise ses artifices et interrompt son rêve, son verbe. Prospero vit en somme ce que Baudelaire éprouvait dans le Voyage à Cythère :

"Dans ton île, ô Vénus, ! Je n'ai trouvé debout,
Qu'un gibet symbolique où pendait mon image
Ah ! Seigneur ! Donnez-moi la force et le courage
D'affronter mon coeur sans dégoût !"

Seulement Prospero lui, n'a plus la force du vers. Il balbutie, il grogne, il n'a plus rien du poète... Le sort de Caliban vous intéresse ?
- Bien sûr...
- Caliban a le dernier mot : "On entend au loin parmi le bruit du ressac et des piaillements d'oiseau les débris du chant de Caliban : LA LIBERTE, OHE ! LA LIBERTE !"

Mademoiselle Frog ne m'en dit pas plus. Silencieuse, elle déposa amoureusement le reste du livre sur une feuille de nénuphar. Elle les regarda dériver un moment puis s'en retourna.
Le vent soufflait encore. Ma mise en plis ne tenait plus.

(* La référence au coiffeur est en rapport avec une réponse qui m'a été faite tandis que j'annonçais la mort de Césaire : "Dommage pour lui, mais en tant qu'imperméable à la poésie, je dois dire que ça ne me défrise pas plus que ça.")

• Ill. Caliban, Franz Marc, 1914.

mardi 15 avril 2008

Apparition

"Pour produire la majesté, la grandeur d'expression et la véhémence, mon jeune ami, il faut ajouter aussi les apparitions comme les plus promptes à le faire. C'est ainsi du moins que certains les appellent "fabricantes d'images". Car si le nom d'apparition est communément donné à toute espèce de pensée qui se présente, engendrant la parole, maintenant le sens qui l'emporte est celui-ci : quand ce que tu dis sous l'effet de l'enthousiasme et de la passion, tu crois le voir et tu le places sous les yeux de l'auditoire.

Que l'apparition dans les discours tende à autre chose que chez les poètes, tu ne l'ignores pas ; non plus que si sa finalité, en poésie est le choc, dans le discours c'est la description animée. Poésie et rhétorique pourtant recherchent toutes deux le [?] et le partage de l'émotion."

• ps. Longin, Traité du sublime
• Ill. Gustave Moreau, L'Apparition, Huile sur toile, 142/103, Musée Gustave Moreau.

mardi 8 avril 2008

Ps Longin : rien d'exceptionnel

Longin relève trois sortes de défauts propres au discours qui tend au sublime :
L'enflure, qui selon lui, fait partie des défauts dont on a le plus de mal à se garder : "car, tout naturellement, tous ceux qui visent à la grandeur, dans leur souci de fuir le reproche de faiblesse et de sécheresse, je ne sais comment, se précipitent en ce vice, convaincus que 'broncher devant la grandeur est néanmoins une faute qui a de la race' [...] Rien n'est plus sec, dit-on, qu'un hydropique."

Vient ensuite la puérilité, compagne de la froideur.
"Qu'est-ce donc de la puérilité ? N'est-ce pas, de toute évidence, une pensée qui sent son écolier ; qui par trop de minutie, aboutit à la froideur ? Glissent dans ce genre ceux qui visent l'exceptionnel, le fabriqué, et surtout le plaisant, et, de ce fait, échouent dans le clinquant et le mauvais goût."

"A côté existe un troisième genre de défaut, dans le pathétique, que Théodore appelait le parenthyrse (un enthousiasme simulé – NdMF). C'est dans la passion hors de propos, et vide, là où il ne faut pas de passion ; ou de la passion sans mesure, là où il faut de la mesure. Souvent, comme sous l'effet de l'ivresse, pour des choses que le sujet n'exige plus, en voilà qui produisent des passions personnelles et sentant l'école; puis, face à un auditoire qui ne ressent aucune passion, ils manquent aux convenances ; c'est tout à fait normal : ils sont hors d'eux-mêmes, face à des gens qui ne sont pas hors d'eux-mêmes."

[...]
"Mais tous ces défauts, si malséants, s'introduisent dans les discours pour une cause unique ; c'est la chasse à la nouveauté dans les pensées, qui est surtout la raison pour laquelle nos contemporains* font les corybantes. Tant il est vrai que ce qui est à l'origine de nos biens, l'est presque toujours de nos mots. Voilà pourquoi ce qui contribue à la réussite des livres, la beauté du style, la recherche du sublime, et ajoutons-y le plaisant, ces éléments mêmes sont les principes du succès comme de son contraire."

• pseudo Longin, Traité du sublime, traduit du latin par Jackie Pigeaud.
Illustration : Pierre-Yves Freund, "Equilibre 3" (plâtre et métal)

samedi 5 avril 2008

Ps. Longin : Le génie n'existe pas, tu peux te mettre au travail

"II. 1 - Mais il nous faut, dès le départ, nous poser cette question : celle de savoir s'il existe une technique du sublime ou de la profonfeur ; puisqu'il y a des gens pour penser que se trompent complètement ceux qui ramènent de telles choses à des préceptes techniques. Car, disent-ils, elle est innée, la sublime nature ; et son apparition n'est pas lié à l'enseignement ; il n'y a qu'une seule technique pour y arriver, c'est d'être né pour cela. A leur avis les oeuvres de nature sont enlaidies et tout à fait avilies par les règles techniques qui les momifient.

2 - Moi, je veux prouver au contraire qu'il en est tout autrement, si l'on veut bien considérer que la nature, de même que le plus souvent, dans les moments de pathétique et d'élévation, elle se donne à elle-même une règle, de même n'a pas coutume de se livrer au hasard ni d'être absolument sans méthode ; et que c'est elle qui fournit l'élément premier et archétypique pour la genèse de toute production, mais qu'en ce qui concerne les quantités et le temps, pour chaque chose, et la pratique et l'utilisation les plus sûres, c'est la méthode qui est capable d'en circonscrire les limites et d'y collaborer. La grandeur abandonnée à elle-même, sans la science, privée d'appui et de lest, court les pires dangers, en se livrant au seul emportement et à une ignorante audace ; car s'il lui faut souvent l'aiguillon, il lui faut aussi le frein."

• pseudo-Longin, Traité du sublime.

vendredi 4 avril 2008

Ps. Longin : Harry est un con

"3 - Puisque aussi bien c'est à toi que s'adresse cet écrit, mon très cher ami, toi qui es un maître de la culture, je suis tout à fait délivré d'avoir à consacrer beaucoup de temps à établir en principe que le sublime est en quelque sorte le plus haut point, l'éminence du discours, et que les grands poètes et prosateurs n'ont jamais tenu le premier rang d'un autre lieu que de là ; et que c'est de là qu'ils ont jeté autour du Temps le filet de leur gloire.

4 - Car ce n'est pas à la persuasion mais à l'extase que la sublime nature mène les auditeurs. Assurément partout, accompagné du choc, le merveilleux toujours l'emporte sur ce qui vise à convaincre et à plaire ; puisque aussi bien le fait d'être convaincu, la plupart du temps, nous en restons maîtres ; tandis que ce dont nous parlons ici, en apportant une emprise et une force irrésisible, s'établit bien au-dessus de l'auditeur. Et la pratique de l'invention, l'ordre et l'aménagement de la matière, on les voit se manifester péniblement, non pas à partir d'un passage, ni même de deux passages, mais il y faut la totalité du discours ; tandis que le sublime, quand il se produit au moment opportun, comme la foudre il disperse tout sur-le-champ manifeste, concentrée, la force de l'orateur. Toutes choses, à mon avis, et il en est bien d'autres du même genre, mon très cher Térentianus, dont tu pourrais montrer le chemin grâce à ton expérience."

• pseudo-Longin, Traité du sublime.