dimanche 20 avril 2008

Une tempête

Je revenais de chez le coiffeur*, je me hâtais : la pluie et le vent menaçaient de déconstruire ma mise en plis (je l'avais payée fort cher).
Sur le chemin, j'aperçus Mademoiselle Frog plongée dans un livre que je devinais dangereusement délité : un coup de vent l'aurait dispersé tout entier. Au risque de me défriser, je m'approchai : Une tempête, d'Aimé Césaire. Si j'avais lu La Tempête de Shakespeare (une version illustrée), je ne connaissais pas cette autre intriguante.

- Je n'ai pas lu cette tempête.
- C'est une très belle tempête.
- Plus belle que celle de Shakespeare ?
- C'est ce que je crois. Plus forte, plus lumineuse.
- Plus lumineuse ?
- Pleine d'un espoir coriace et destructeur.
- Vous avez l'espoir destructeur vous ?
- D'une certaine manière, l'espoir détruit toujours non ?
- L'île de cette tempête est-elle détruite ?
- Non, pas vraiment. Ou plusieurs fois, si cela vous plaît.

A cet instant, une rafale balaya notre étang ; les pages du livre s'étaient soulevées, sans que Mademoiselle Frog n'esquisse un geste pour les retenir. Elles s'étaient finalement reposées sur les autres, un peu plus en désordre.

- Quand Prospero pose pied sur l'île, il a franchi les limites d'un réel défini par son temps : il a découvert. Il a transgressé le savoir établi, il a détruit les cartes du bon Fratre, contesté la hiérarchie cosmique et divine : le paradis perdu, "ces terres qui depuis des siècles sont promises à l'homme", lui, Prospero les a trouvés.
- C'est une première destruction ?
- Bien sûr que c'en est une. Et puis, Prospero au fond, comme Colomb, Polo et autres robinsons, est mu par de vieux fantasmes : l'Atlantide, l'Olympe, l'Eden. Or, l'Atlantide demande une sacrée place et l'île n'est jamais vierge ailleurs que dans un rêve. Mais Caliban vous le criera mieux que moi. Voilà, vous avez une autre destruction, cela vous plaît ?

- Alors cette tempête, c'est aussi l'histoire du rêve ?
- Du rêve occidental oui, en quelque sorte, mais pas seulement.

Une nouvelle bourrasque interrompit Mademoiselle Frog. La page de garde s'envola, se suspendit au-dessus de l'étang. Tremblant un peu d'abord, un vent contraire la fit se balancer violemment et, tandis qu'elle claquait l'air, une dernière attaque la précipita sur l'eau, à quelques mètres de nous. Mademoiselle Frog regardait la page s'éloigner. Je m'étonnais de son absence de réaction – elle était restée parfaitement immobile.

- Vous savez, Prospero est un poète...
- Comment ça un poète ? c'est un découvreur... N'avez-vous pas tendance à voir de la poésie partout ?
- Chère C., nous récrivons tous les livres que nous avons lus. Si vous voulez récrire un livre que vous n'avez pas lu, je ne vous en empêcherai pas – comment le pourrais-je ? mais je vous suggère de ne pas me le faire subir. A moins que vous ne soyez poète ?

Un peu confuse, je me tus.

- Prospero est un poète, un poète européen, un poète colon. Il est l'homme d'un rêve aveugle. C'est l'Olympe qu'il invoque et recompose sur l'île ; ses armes sont celles de l'imaginaire : l'artifice, un je ne sais quoi de magie.
Voyez celui de Shakespeare et écoutez celui-ci :

" Comprenez-moi bien.
Je suis non pas au sens banal du terme,
le maître, comme le croit ce sauvage,
mais le chef d'orchestre de cette vaste partition :
cette île.
suscitant les voix, moi seul,
et à mon gré les enchaînant,
organisant hors de la confusion
la seule ligne intelligible.
Sans moi, qui de tout cela
saurait tirer musique ?
Sans moi cette île est muette.
Ici donc, mon devoir.
Je resterai."

- Le vers est beau !
- Non, le vers est poussif, et le Verbe déjà vieux.
- Ce monde si je comprends bien, Prospero va aussi le détruire, en restant ?
- Non, vous ne comprenez pas bien. Son verbe, on va le détruire.
- Caliban ?
- Caliban, un autre poète. Et l'île.
- Un poète sauvage ?
- Un poète chanteur :

"Noir picoreur de la savane
le quiscale arpente le jour nouveau
dru et vif
dans son armure hautaine.
zip ! L'incisif colibri
au fond d'une corolle s'éjouit
fera-t-il fou, fera-t-il ivre
lyre rameutant nos délires
la Liberté ohé ! La Liberté !

la Liberté ohé ! La Liberté !
Ramier halte dans ces bois
Errant des îles c'est ici le repos
Le miconia est pillage pur
du sang violet et de la baie mûre
de sang de sang barbouille ton plumage
voyageur !
Dans le dos des jours fourbus
qu'on entende
la Liberté ohé ! La Liberté !"

- C'est peut-être beau, mais je ne comprends pas toujours. Miconia n'est pas dans mon dictionnaire !

Le vent se leva de nouveau. Il emporta cette fois un grand nombre de pages.

- Vous vous contenterez désormais de citations tirées du dernier acte : les deux premiers se sont envolés, se contenta de sourire Mademoiselle Frog.
- Quel dommage, je pensais vous l'emprunter...

Il y eut ici un grand silence durant lequel je me sentis dévisagée par l'étang tout entier. Horriblement gênée, je demandai à la hâte :

- Qu'arrive-t-il à Prospero ?
- Rien de moins que ce que chantait Caliban : l'île brise ses artifices et interrompt son rêve, son verbe. Prospero vit en somme ce que Baudelaire éprouvait dans le Voyage à Cythère :

"Dans ton île, ô Vénus, ! Je n'ai trouvé debout,
Qu'un gibet symbolique où pendait mon image
Ah ! Seigneur ! Donnez-moi la force et le courage
D'affronter mon coeur sans dégoût !"

Seulement Prospero lui, n'a plus la force du vers. Il balbutie, il grogne, il n'a plus rien du poète... Le sort de Caliban vous intéresse ?
- Bien sûr...
- Caliban a le dernier mot : "On entend au loin parmi le bruit du ressac et des piaillements d'oiseau les débris du chant de Caliban : LA LIBERTE, OHE ! LA LIBERTE !"

Mademoiselle Frog ne m'en dit pas plus. Silencieuse, elle déposa amoureusement le reste du livre sur une feuille de nénuphar. Elle les regarda dériver un moment puis s'en retourna.
Le vent soufflait encore. Ma mise en plis ne tenait plus.

(* La référence au coiffeur est en rapport avec une réponse qui m'a été faite tandis que j'annonçais la mort de Césaire : "Dommage pour lui, mais en tant qu'imperméable à la poésie, je dois dire que ça ne me défrise pas plus que ça.")

• Ill. Caliban, Franz Marc, 1914.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Et après Césaire....Tillion. Deux immenses (vous savez combien j'ai le superlatif facile) êtres humains !
Qui peut assurer une telle relève ?

Bien à vous divin batracien,

*Hirek, zabojad

Mademoiselle Frog a dit…

Cher Hirek, vous savez comme j'aime vos superlatifs !
Bien plus à vous encore,
Miss Frog

GANGOUEUS a dit…

Mademoiselle Frog me fait découvrir ce remake du grand Shake par l'auguste Cesaire.
De fort belle manière.

@ bientôt,
Gangoueus

Mademoiselle Frog a dit…

Alors je suis contente de vous rendre un peu, j'en découvre aussi du côté de chez vous.
Merci !
A bientôt donc :)