
Ce pays est le Pays-des-mots-gelés et ses habitants ont aujourd'hui une existence des plus mystérieuses. Ils furent là sans être là, ils sont là toujours, mais c'est un grand sans-gêne de leur part, car il a été prévu et décrété de toute éternité que jamais ils ne furent. Jamais. Ils n'existent pas. Ce peuple est une invention, un brûlot d'agitateurs, et depuis la plus haute antiquité il n'y eut sur ces terres que le vide. Les tumulus, les palais enfouis, les églises à coupole, les monastères de pierre, les bergers des montagnes, les nomades des tentes, les commerçants, les drogmans, les tisseurs de kilims, les seigneurs des châteaux, les guerriers redoutables aux beaux chevaux, furent et ne furent pas, car depuis toujours, et pour toujours, il n'y eut pas de ces gens dans ce pays. Et tout ce qui affirme le contraire doit être détruit. Et comme les mots sont plus indiscrets que les hommes, ce pays eut la particularité d'y voir déclaré sa langue hors-la-loi, alors que ses utilisateurs, officiellement, n'avaient jamais vécu.
Mot gelés, figés, interdits, mots honteux et clandestins sortis de bouches inexistantes."
• S. Alexie, Kawa le Kurde, roman, L'Harmattan, "Lettres kurdes", 2005.
• Stèle de victoire du roi Naram-Sîn, dynastie d'Akkad, vers 2254-2213. Paris, Musée du Louvre.