"C'est une des charges de notre temps que d'exposer l'écrivain à une sorte de honte préalable. Il faut qu'il ait mauvaise conscience, il faut qu'il se sente en faute avant toute autre démarche. Dès qu'il se met à écrire, il s'entend interpeller joyeusement : «Eh bien, maintenant tu es perdu.» «Je dois donc cesser ?» «Non, si tu cesses, tu es perdu.» Ainsi parle le démon qui parla aussi à Goethe et fit de lui cet être impersonnel, dès sa vie au-delà de lui-même, impuissant à sombrer parce que ce pouvoir suprême lui avait été retiré. La force du démon est que par sa voix parlent des instances très différentes, de sorte que l'on ne sait jamais ce que signifie le «Tu es perdu ». Tantôt c'est le monde, le monde de la vie quotidienne, la nécessité d'agir, la loi du travail, le souci des hommes, la recherche des besoins. Parler quand le monde périt ne peut éveiller en celui qui le parle que le soupçon de sa frivolité, le désir, du moins, de se rapprocher par ses parles de la gravité du moment en prononçant des mots utiles, vrais et simples. «Tu es perdu» signifie : «Tu parles sans nécessité, pour te soustraire à la nécessité ; parole vaine, infatuée et coupable ; parole de luxe et d'indigence.» - «Je dois donc cesser!» «Non, si tu cesses, tu es perdu.»
• M. Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, "Folio essais", 1995 [1959], p. 47.
• M. Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, "Folio essais", 1995 [1959], p. 47.
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