jeudi 27 mars 2008

(3) De l'envie

Comme il en va de la pitié (voir plus bas), nous éprouverons de l'envie vis-à-vis de personnes "qui sont, ou paraissent être nos semblables". Harry, outre les personnes qui auront le même âge, la même profession, les mêmes distinctions que nous, range les parents parmi les "semblables".

Qui est envieux ?

D'abord celui qui a tout, ou presque tout : "Ceux qui font de grandes affaires et qui ont du bonheur sont enclins à l'envie : ils s'imaginent toujours que ce que l'on acquiert leur appartient."
Egalement plus enclins à l'envie que les autres : les ambitieux ; ceux qui affectent d'être des sages "car leur ambition est tournée vers la sagesse" ; ceux qui recherchent la renommée en quelque domaine ; enfin, "les gens d'un petit esprit, car tout leur semble d'une grande importance".

Quels sont les motifs, les objets de l'envie ?

"Les travaux dans lesquels on recherche de la renommée ou les honneurs et pour lesquels on a soif de gloire, les événements heureux qui nous arrivent, presque tout cela laisse une place à l'envie et, principalement, ce qui est un objet de convoitise, ou ce que nous croyons nous être dû, ou encore les choses dont la possession contribue quelque peu à augmenter notre supériorité, ou à diminuer notre infériorité."

Qui envie t-on ?

Nous l'avons dit, nos semblables. On envie notamment celui "dont les acquisitions ou les succès sont un reproche pour nous ; c'est le cas de ceux qui nous touchent de près ou sont dans une condition semblable à la nôtre, car on sent bien que c'est par sa propre faute que l'on n'obtient pas le même avantage, et cette pensée, en causant du chagrin, fait naître l'envie."

On enviera aussi celui qui possède un bien dont nous pensons qu'il pourrait être nôtre, ou que nous avions autrefois : "C'est ce qui fait que les vieillards portent envie aux jeunes gens."

"Ceux qui ont fait de grandes dépenses pour une oeuvre portent envie à ceux qui ont obtenu le même résultat à peu de frais."

"De même, ceux qui atteignent promptement leur but portent envie à ceux qui l'atteignent avec peine ou ne l'atteignent pas du tout." (La nostalgie comme moteur de l'envie - NdMF)

Faire passer l'envie

"On voit clairement aussi de quoi se réjouissent les gens de cette sorte, quelles personnes leur font plaisir et dans quel état d'esprit ils se trouvent. En effet, s'ils s'affligent de ne pas être dans une condition donnée, ils se réjouiront d'être mis dans cette condition par des motifs contraires. Par conséquent, si l'auditoire est dans cette disposition d'esprit et que ceux qui prétendent inspirer la pitié et obtenir ce qu'ils demandent soient des gens tels que nous l'avons expliqué, il est manifeste qu'ils ne réussiront pas à exciter la pitié de ceux qui disposent de leur sort."

• Illustration : La Monomane de l'envie, dit aussi La Hyène de la Salpêtrière. Géricault, 1818, huile sur toile, H. 72 ; L 58, MBA Lyon.

mardi 25 mars 2008

(2) De l'indignation

"L'opposé de la pitié, c'est principalement l'indignation ; car il y a opposition entre la peine que nous cause un malheur immérité et celle que, dans un même sentiment moral, nous éprouvons à la vue d'un succès immérité ; et, dans les deux cas, ce sentiment est honnête."

Contre qui s'indigne-t-on ? ; pour quels motifs, dans quel état d'esprit ?

Jamais contre un homme juste ou brave ou vertueux, nous dit Aristote. En revanche, on s'indignera contre la richesse, le pouvoir et autres avantages "dont sont dignes les gens de bien et ceux qui possèdent des biens naturels ; comme, par exemple, la noblesse, la beauté et toutes autres choses analogues."
Ce sont ces avantages "non naturels" qui nous indigneront s'ils nous les pensons immérités.

Plus clairement, on s'indignera des biens (richesse, puissance, célébrité) du nouveau riche, tandis que le bien du vieil aristocrate ne nous fera pas dresser l'ombre d'un poil. (Aristote aurait fait un mauvais révolutionnaire, mais on s'en doutait; aussi, toutes révolutions digérées – ou presque, on notera que finalement, on n'est pas si loin de ce compte en ce qui concerne notre perception de la légitimité des privilèges).

"Comme chacun des biens n'est pas mérité par n'importe qui, mais qu'ils comportent une certaine corrélation et convenance (par exemple, la beauté des armes n'a pas de rapport de convenance avec le juste, mais avec le brave ; ni les brillants mariages avec les gens nouvellement enrichis, mais avec les nobles), conséquemment, si, tout en étant un homme de bien, on n'obtient pas un avantage qui réalise cette convenance, il y a de la place pour l'indignation ; et, de même encore, si l'on voit un inférieur entrer en lutte avec un supérieur et, surtout, si le conflit porte sur un même objet. De là ces vers :

Il [Célébrion] déclinait la lutte avec Ajax, fils de Télamon ;
Car Zeus se fût indigné contre lui s'il eût combattu un homme qui lui était supérieur."


On ne mélange pas torchons et serviettes, vous devriez le savoir.

Toutefois, ne s'indigne pas qui veut :

"On est disposé à s'indigner (d'abord) dans le cas où l'on vient à mériter les plus grands biens et à les acquérir, car prétendre à des avantages semblables, quand on ne se trouve pas dans des conditions morales semblables, ce ne serait plus de la justice.

En second lieu, dans le cas où l'on est honnête et homme de valeur ; car, dans ce cas, on juge sainement et l'on hait l'injustice.

De même si l'on a de l'ambition et un vif désir d'accomplir certaines actions, et, surtout, si notre ambition a pour objectif tel avantages dont les autres seraient précisément indignes.

En un mot et d'une manière générale, ceux qui prétendent mériter telle chose dont ils ne jugent pas les autres dignes sont enclins à s'indigner contre ceux-ci. Voilà pourquoi les caractères serviles, sans valeur et sans ambition, ne sont pas suscpetibles de s'indigner : il n'est rien dont ils se puissent croire eux-mêmes être dignes."

jeudi 20 mars 2008

(1) De la pitié

Aristote, dans sa Rhétorique, place la pitié aux côtés de l'indignation et de l'envie : voilà qui intrigue fort Mademoiselle Frog, souvent perdue entre les deux premières (l'envie, les anoures croient ne pas tant la connaître, mais peut-être se trompent-ils, nous allons le savoir ici peut-être)

La pitié donc, serait éprouvée devant un malheur immérité, l'indignation devant un succès immérité, tandis que l'envie elle, porterait ses pointes sur un succès que l'on aimerait croire immérité.

Mais entendons plutôt les éclairages de ce grand vicieux de maître :

"La pitié sera le chagrin que nous cause un malheur dont nous sommes témoins et capable de perdre ou d'affliger une personne qui ne mérite pas d'être atteinte, lorsque nous présumons qu'il peut nous atteindre nous-mêmes, ou quelqu'un des nôtres, et cela quand ce malheur paraît être près de nous."

Sommes-nous tous aptes à éprouver de la pitié ?
Selon Aristote, non, évidemment. Celui qui est "tout à fait perdu" n'en éprouvera pas, persuadé qu'il ne peut plus rien éprouver, pas plus que celui qui se pense au comble de la félicité : de quel mal pourrait-il bien souffrir, lui que rien ne semble atteindre ? Ceux qui éprouvent la pitié sont toutes ces personnes qui, "par une disposition naturelle, sont portées à réfléchir qu'elles pourraient être éprouvées elles-mêmes, savoir : celles qui l'ont déjà été et qui ont pu se tirer d'affaire ; les vieillards, par bon sens et par expérience (hum NdMF) ; les gens faibles et les lâches encore davantage ; les personnes cultivées, lesquelles sont aptes à raisonner."

Pour éprouver de la pitié enfin, on ne sera ni trop téméraire, ni trop courageux (la pitié n'est pas affaire de soldat), surtout pas arrogant (l'arrogant est aveugle). On aura de la pitié enfin si l'on "croit qu'il existe d'honnêtes gens ; car, si l'on a cette idée de personne, on trouve toujours que le malheur est mérité."

"Quand aux personnes qui nous en inspirent, ce sont nos relations, lorsqu'elles ne sont pas tout à fait intimes ; car, pour celles-ci, nous éprouvons les mêmes sentiments que nous ferait éprouver notre propre situation. Voilà pourquoi Amasis ne pleura pas sur son fils que l'on conduisait à la mort, et pleura sur son ami qui demandait l'aumône. Le sort de celui-ci était lamentable*, mais celui du premier était terrible : car le terrible diffère du lamentable ; il exclut même la pitié et, souvent, il peut favoriser le sentiment contraire."
Exciteront également notre pitié tous ceux qui ont avec nous "des rapports d'âge, de profession, d'opinions, de naissance...", soit toute personne à laquelle nous pourrons nous identifier.

Pitié et représentation : passage et passeuse
"Comme les épreuves qui paraissent à notre portée excitent de la pitié, tandis que, n'ayant ni l'appréhension, ni le souvenir de ce qui est arrivé il a des centaines d'années, ou arrivera plus tard**, nous ne ressentons aucune pitié, ou tout au moins le même genre de pitié, il s'ensuit naturellement que ceux qui contribuent à nous représenter des faits lointains par leur costume, leur voix et, généralement, avec tout l'appareil théâtral, seront plus aptes à faire naître la pitié ; car il approchent de nous qu'ils reproduisent devant nos yeux, soit comme futur, soit comme passé."


* Nous soulignons (NdMF)
** On pourrait ajouter : ce qui est arrivé loin de chez nous.

mercredi 19 mars 2008

Un trop grand Nom peut abolir le hasard

Mademoiselle Frog tenait à vous parler d'un livre qu'elle a mal aimé, ou peu aimé si l'on préfère : Le Sultan de Palerme, premier volet du "Quintet de L'Islam" de Tariq Ali, auteur anglais né au Pakistan.

La période et le lieu approchés par ce livre-là sont tout à fait passionnants – c'est d'ailleurs la raison pour laquelle Mademoiselle Frog est sortie de son étang : le XIIe siècle sicilien, Roger II, une ville-crase où se côtoient mosquées, églises et synagogues et, cerise sur le gâteau, le géographe Idrîsî pour personnage principal... Il y avait de quoi sortir son plus beau nénuphar !
Pour autant, s'il reste d'une lecture plaisante, Le Sultan de Palerme n'est pas un bon roman, c'est du moins ce que croit Mademoiselle Frog. Mais laissons-là s'expliquer :

"Ce qui m'a déçue le plus, c'est sans aucun doute la manière dont l'auteur n'investit pas son personnage, celui d'Idrisi, je veux dire. Il y avait sans doute trop de vacuité et trop de repères à la fois pour l'historien qu'est Ali... un espace que le romancier n'a visiblement pas su exploiter."

Mademoiselle Frog se tait, feuillette le livre maladroitement, balaie une page d'un regard triste, puis reprend :

"A aucun moment, je n'ai pu accepter le pacte fictionnel, tout ce que je lisais me semblait suspect. On ne me racontait pas là une histoire, on me racontait l'Histoire... qui elle aussi finissait par sonner faux ! Au bout du compte, je n'adhérais à rien.

Tenez, le statut de géographe par exemple, cela même semble l'embarrasser, cet aspect du personnage n'est convoqué qu'en des formes anecdotiques, le plus souvent en soupirs faciles Aaaah mais il me faut finir mon livre...
Alors il se réfugie dans la vie présumée intime du savant : ses amours, ses enfants, ses coups de queue, son sperme. Mais même l'illustre sperme n'atteint pas la magie de la fable : la sauce ne prend pas, si je puis dire.

On pense alors à Umberto Eco, et on se met à rêver qu'il s'empare d'Idrisi... Mais on comprend bien que lui ne le ferait pas : il se fabriquerait un Baudolino et lui ferait rencontrer Idrisi... Et c'est sans doute ce qu'a voulu faire Ali, je veux dire, se faire rencontrer les êtres, le temps et les choses, du moins si l'on en croit l'intitulé prometteur du premier chapitre : Considérations d'Idrisi sur les commencements et les rencontres du hasard. Et bien moi je crois que Tariq Ali a laissé s'échapper le hasard, et pour le coup, un peu de littérature."

vendredi 14 mars 2008

Où le monde ne change pas

"Ce caravansérail qu'on appelle le monde tombe à double couleur, que jour ou nuit inonde..."
Omar Khayam

Un récit écrit à quatre mains, à l'encre généreuse. Un jour de déveine devenue éternité. Un horizon neuf qui s'offre comme un pain chaud ou une amante en fleur. Une vie qui s'en va, volatile ainsi que l'ouate. Un vieillard, en panne d'entrain, qui s'accroche à la vie comme l'ongle à la chair. A chaque être son chemin de Damas. Bestiaire de songes.

Répondre à la question "Qui suis-je", c'est se faire Dieu, sortir de l'enfance, manier les quartiers de mots. Pourtant, le sabre de midi tombe sur nos têtes comme à l'accoutumée le soleil mène grand bal dans le ciel. Ici, la vie n'est pas un bateau ivre. On croise des semeurs de nuages, des dompteurs de verbe, des voix robotiques, des fragments de rêve, des funambules du bitume et des redresseurs d'ombre. De temps à autre, un bruit suspect touille l'oreille, sont-ce des pneus grinçants sur la route (pardon, de route il n'y a point, sinon en imagination) ? On murmure un doux filet musical, moitié divin moitié quotidien. On raconte le récit d'un mendiant qui, depuis quatre ans, met la vie a rude épreuve. Un soir, à la sortie de la prière, un quidam lui demande.
"Tu vois bien que ça ne sert à rien, le monde ne changera pas malgré ta volonté, alors pourquoi s'entêter, pourquoi continuer ?"
Et le mendiant de lui répondre :
"Je continue pour que le monde ne change pas."

• Abdourahman A. Waberi, Cahier nomade, Nouvelles, Le Serpent à Plumes, 1996.

mercredi 5 mars 2008

"Différance"

"29 avril 1994
Un canapé qui flotte dans la brume. Dedans, m'enfonçant, je sombre en douceur. 6 heures. On est bien ici. Une tête coupée à la machette. En différé. Dommage. Des frocs puants sur la sale chair noire, des vertes mouches sur tout le rouge du sang. Un soleil limpide, bronzage intégral pour tous ces pans d'épiderme en l'air. Ce canapé qui n'en finit pas de se creuser...

Et les mouches. Les mouches, les mouches qui fouillent dans la coupe de tête, qui ressortent par les trous de nez, qui se cognent au vent et qui retombent imbues de cervelles... Une aspirine. Hachis parmentier. Une aspirine. Des sèches et des dures. Des chars sur l'asphalte, qui se détournent, écrasant les mouches.

Un enfant dans l'herbe, sur la moquette, on se sent bien ici. Une femme nue – négresse tailladée sur mille injures, sur mille insultes... A violer. A violer le long de ma tombe. De mon canapé. En différé. Dommage. A différer dans mes rêves.

Et la femme nue relape les mouches écrasées de cervelle, les recrache dans son sexe. L'enfant a faim sur la verte moquette. Je crie : "La mienne, cervelle parmentier de tes envies, tu ne la répandras pas dans tes tripes ! " Et j'efface la femme et je la balaye et je la sombre. Elle disparaît. En direct.

On se sent bien ici. Une boue où s'engouent mille balles de fou. Une boue où s'engoue une chair en bouillie. Une boue. Un char en furie. Les chenilles. Les chenilles !.... Qui traversent sanglantes les crues de mouches.

On est bien ici. 7 heures. Intact canapé que paralysent mes jambes longues. On est bien ici. 8 heures. Bien. Bien. Net sans bavure. Ni tache de sang. Ni mare d'oubli. De l'aspirine bordel ! [...]

Un bruit. Un massacre. Tout au fond de l'appartement. Des membres qui volent. Qui salissent le mur de l'appartement. Des membres qui volent. Qui atterrissent au pied de mon canapé. Pas d'odeur. Dommage. Pas d'odeur. Vacarme soudain. Des pierres qui volent et des voix et des cris pulvérisés sous les pavés. Des cailloux. Des barres de fer. Des tas d'os et de la merde de chien de race protégée.

Une rafale. Quelques pleurs mon Dieu. Quelques pleurs. Tout au fond de l'appartement."

• Jean-Luc Raharimanana, Rêves sous le linceuil, recueil de nouvelles, Le Serpent à plumes, 1998.

mardi 4 mars 2008

Lieux

"Il y a des lieux dont la mémoire déborde le temps, vous encercle et vous happe. Vous avez instinctivemet la sensation d'y avoir déjà vécu, il y a une éternité. C'est alors que ces lieux chargés d'une mémoire lourde vous racontent une légende à laquelle vous ne pouvez pas échapper."

La Phalène des collines, Koulsy Lamko, Le Serpent à plumes, 2002.

Où le passeur s'interdit la larme

"J'ai senti l'amertume t'envahir. Le fourgon noir même lent se dépêchait d'aller livrer aux termites un triste Nègre. Tu t'es sentie peser rien qu'un minable et léger fétu de paille. Alors, t'a saisie à la gorge une étouffante envie de hurler. Au ventre quelque chose te tordait les boyaux, comme la lavandière étripe et torsade le linge au marigot. Tu as eu mal pour l'infortuné Nègre ou la Négresse que le corbillard allait livrer aux termites. Même si tu n'en connaissais ni la marque, ni le sexe, ni l'âge, ni la tribu, tu t'es sentie monter des tripes jusqu'à la mare cachée derrière l'oeil, une buée épaisse comme un nuage de plein hivernage ; une haine contre les termites qui vont s'empresser de dévorer le Nègre ou la Négresse. Maintenant encore, parce que je t'en parle, tu sens le flot de larmes remonter du fond d'un sanglot étouffé. Ne laisse jamais ton âme pleurer, ma petite bergère ! Assèche la larme ! Les pleurs ne sont pas faits pour un visage d'ange comme le tien. [...]
Il n'y a que le malotru pour déshabiller ses molaires, l'idiot pour laisser lire la douleur sur les stigmates de son visage. Intolérable expansivité ; vertu des seuls coeurs fragiles."

• La Phalène des collines, Koulsy Lamko, Le Serpent à plumes, 2002.