vendredi 23 mai 2008

Annonciations, incarnations, dialogues

"Comprenons que le philosophe n'est pas seulement celui qui enseigne ce qu'il sait ; comprenons aussi qu'il ne faut pas se contenter d'attribuer au maître un rôle d'exemple et définir son lien à l'élève comme un lien existentiel. Le maître représente une région absolument autre de l'espace et du temps ; cela signifie qu'il y a, de par sa présence, une dissymétrie dans les rapports de communication ; c'est-à-dire que, là où il est, le champ des rapports cesse d'être uni et présente une distorsion excluant toute relation droite et même une réversibilité des relations. L'existence du maître révèle une structure singulière de l'espace interrelationnel, d'où il résulte que la distance de l'élève au maître n'est pas la même que la distance du maître à l'élève — et plus encore : qu'il y a entre le point occupé par le maître, le point A, et le point occupé par le disciple, le point B, une séparation et comme un abîme, séparation qui va désormais être la mesure de toutes les autres distances et de tous les autres temps. Disons plus précisément que la présence de A introduit pour B, mais par conséquent aussi pour A, un rapport d'infinité entre toutes choses et avant tout dans la parole qui assume ce rapport. Le maître n'est donc pas destiné à aplanir le champ des relations, mais à le bouleverser ; non pas à faciliter les chemins du savoir, mais d'abord à les rendre non seulement plus difficiles, mais proprement infrayables ; ce que la tradition orientale de la maîtrise montre assez bien. Le maître ne donne rien à connaître qui ne reste déterminé par l'"inconnu" indéterminable qu'il représente, inconnu qui ne s'affirme pas par le mystère, le prestige, l'érudition de celui qui enseigne, mais par la distance infinie entre A et B. Or, connaître par la mesure de l'"inconnu", aller à la familiarité des choses en en réservant l'étrangeté, se rapporter à tout par l'expérience même de l'interruption des rapports, ce n'est rien d'autre qu'entendre parler et apprendre à parler. Le rapport de maître à disciple est le rapport même de la parole, lorsqu'en celle-ci l'incommensurable se fait mesure et l'irrelation, rapport."

◊ Maurice Blanchot, L'Entretien infini, "La pensée et l'exigence de discontinuité".

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